Notre modernité est encore lointaine !

Quand on n’avance pas, on recule. Quand on n’avance pas vers le futur, automatiquement nous avançons vers le passé, vers l’arrière. Dans la boue. Il n’y a pas de modernité sociale sans modernité de l’État. Il n’y a pas de modernité sociétale en l’absence d’une modernité individuelle. Le civisme. La modernité est une œuvre collective. Sans la modernité des institutions fondamentales de l’État, la modernité n’est qu’un décor. Certes, sur le plan intellectuel, la modernité se fabrique dans les amphis des universités. S’édifie, d’abord, sur les bancs de l’école. Nous avons dix millions d’enfants, peut-être un peu plus, pris en charge par l’école jusqu’à l’âge de seize ans. Loi oblige, même si cette loi n’est pas toujours respectée. Mais cette école qui accueille nos enfants, au lieu de les accompagner vers un beau futur, les pousse dans l’abîme d’un passé mensonger et illusoire. Une école qui, depuis deux générations, n’a produit – ou presque – que des citoyens inaccomplis. L’école a fanatisé la société algérienne. La modernité d’un État commence par la modernisation de son école. Une école moderne, républicaine, est le socle majeur pour l’édification d’un État qui veut être moderne. Il n’y a pas de modernité sans université moderne, libre et révolutionnaire. L’université est l’énergie renouvelable pour la modernité d’une nation.

Nous avons une centaine d’universités et de hautes écoles – et tant mieux – mais nous n’avons pas de pensée universitaire digne de ce terme philosophiquement complexe. Nous avons construit des bâtisses-universités, des belles et des laides – et tant mieux – mais nous n’avons pas produit un discours universitaire capable d’analyser, de proposer et de critiquer. Un discours libéré de son environnement politiquement maladif. Nous avons des universitaires, quelques brillants universitaires, mais nous n’avons pas d’université au sens de ce qu’on appelle : l’universalité intellectuelle humaine. Notre université n’est qu’une conséquence de l’école sinistrée ou boiteuse. Elle est, sans doute, le miroir d’une faillite politique qui secoue le pays depuis l’indépendance.

Quand l’école est sinistrée, l’université est altérée et, ainsi, le projet d’un État moderne est fatalement enseveli. Et quand l’État est endommagé, les institutions qui font l’âme de cet État sont condamnées à la médiocrité. Et vice-versa. Et la modernité est balayée. Il n’y a pas d’État moderne sans la présence de cultures plurielles dans la société et dans la vie quotidienne du citoyen. La modernité, c’est comment transformer les valeurs politiques, la démocratie, la justice, la liberté d’expression, la liberté religieuse en des valeurs culturelles.

La société moderne repose sur l’État moderne qui, à son tour, repose sur un patrimoine de symboles culturels et artistiques qui sont le ciment de toute société rêvant d’un futur meilleur.

Nous avons une soixantaine de partis politiques mais nous n’avons pas de symboles politiques capables de fonder un imaginaire collectif moderne. Quand l’État moderne est souffrant, la peur de l’autre s’installe : l’hétérophobie. Le citoyen perd confiance en l’avenir préférant planter ses rêves dans le passé. Il avance en arrière !
Dans une telle situation politico-institutionnelle, la modernité est encore lointaine tant que nous ne sommes pas arrivés à séparer le religieux du séculier. La modernité est encore lointaine tant que nous ne sommes pas capables de respecter l’espace public dans sa diversité culturelle, linguistique, ethnique et religieuse.

La modernité est vue comme un projet douteux tant que nous ne savons pas comment se comporter avec l’autre, celui qui ne nous ressemble pas par sa culture, ses valeurs, sa langue et sa religion. La modernité est irréalisable tant que nous n’arrivons pas à former un citoyen qui accepte le vivre-ensemble et y participe positivement et activement. Elle sera inadaptée tant que nous n’arrivons pas à éradiquer la haine religieuse, raciale et linguistique.

La modernité n’est pas l’image de ce paysan qui descend, le matin, de son douar pour acheter une baguette de pain et faire la chaîne pour se procurer un sachet de lait… En l’absence d’un État moderne et intègre, nos belles villes se bédouinisent et se clochardisent, de plus en plus, et nos jolies campagnes et nos admirables villages se diabolisent de plus en plus.

La modernité de l’État, de ses institutions et de la société n’est pas une aventure incalculable ou hasardeuse, mais un acte historique et humain, indispensable et non négociable.

Amin Zaoui