Les filles du tapis ou « Bnat Ezzarbia »

Jusqu’au début des années soixante du siècle dernier, et bien que nous eussions à Ksibet El-Médiouni deux écoles primaires publiques et que la localité fût connue pour être l’une des mieux scolarisées dans la région du Sahel, beaucoup de parents rechignaient encore, sous différents prétextes, à inscrire leurs filles à l’école. Et quand il leurs arrivait de le faire sans beaucoup de conviction, ils ne consacraient pas de zèle particulier pour les encourager à poursuivre leurs parcours scolaires jusqu’à son terme, à l’instar des garçons : leurs frères.

Ainsi privées d’une scolarité aboutie, la plupart de ces jeunes filles se rabattaient sur l’apprentissage du tissage du tapis Kairouanais de laine, dont Ksibet était à l’époque, le deuxième centre de fabrication dans tout le pays.

Résignées à cette assignation non choisie, mais laborieuses, soignées, persévérantes et productives, ces « filles du tapis » ou « Bnat Ezzarbia», comme on les désignait génériquement, et non sans une certaine tendresse, ont réussi à assurer grâce aux modestes revenus qu’elles tiraient de leur savoir-faire et de leur pénible labeur, des ressources complémentaires non négligeables, dont elles consacraient la plus grande partie à subvenir aux besoins de leurs familles souvent dans le besoin. Le peu qui leur restait, elles le dépensaient frugalement, pour acquérir des objets nécessaires au trousseau d’un mariage précocement rêvé.

Du même mouvement, elles étaient parvenues à créer sans même le prévoir ou le calculer, une vertueuse dynamique économique à Ksibet et au-delà, dans toutes les localités avoisinantes :

Aussi, a-t-on assisté à l’installation ex nihilo, d’importantes usines pour le cardage et la filature de la laine, des teintureries industrielles et artisanales, des ateliers de fabrication des métiers à tisser ……, sans parler du commerce de gros qui a prospéré pour écouler ces produits pour tout le pays.

Grace à ces activités induites par la fabrication du tapis, le niveau de vie dans la région connut rapidement une croissance très appréciable.

La tenue du grand souk du tapis chaque jeudi , créait dans la localité une joyeuse animation; une sorte d’effervescence dont ces filles profitaient pour se faire une beauté, quitter le domicile parental, se rencontrer entre copines, et pour les plus audacieuses, ou les plus heureuses d’entre elles, croiser en chemin furtivement, leurs amoureux impatients de les rencontrer.

Mais ceux qui avaient le plus profité , ou plutôt abusé du labeur et de la sueur de ces filles, ce furent de véreux commerçants revendeurs, qui leur achetaient aux enchères ouvertes, leurs tapis à des prix spéculatifs et parfois même dérisoires. Dérisoires par rapport au long et au patient travail consacré à la fabrication de l’ouvrage; dérisoire par rapport au risque que ces filles encouraient à se voir refuser le label de l’Office de l’artisanat, et enfin dérisoire, par rapport aux prix de vente du tapis, doublement ou triplement plus élevés, pratiqués dans les zones touristiques de Sousse, Hammamet ou Djerba…ou dans les souks de la médina de Tunis.

Grâce à leur travail acharné et à leur abnégation, les « filles du tapis », joliment surnommées « Banat Ezzarbia » de Ksibet, ont longtemps et humblement servi leurs familles, leur ville, leur région et leur pays, sans rien demander à l’Etat, ni à quiconque, et surtout, sans faire de bruit.

Filles aux doigts de fées, vous qui avez accompagné mon enfance et ma prime jeunesse, vous méritez beaucoup mieux que ce texte écrit dans la précipitation. Je reparlerai de vous plus amplement, pour vous rendre l’hommage qui sied vraiment à votre mérite

Boubaker Ben Fraj