Asphyxie

L’agence de rating Moody’s a baissé la notation souveraine de la Tunisie à huit reprises depuis 2011. Rappelons d’abord que la notation souveraine est pour l’essentiel une appréciation de la capacité d’un pays à rembourser normalement ses dettes extérieures. Chaque fois que Moody’s révise la note de la Tunisie ils publient un rapport détaillé comprenant quasiment toujours trois parties:

– la première partie concerne les raisons pour lesquelles la note a été revue à la baisse. Cette partie du rapport est une forme de diagnostic de la situation politique d’abord (50% de la notation) et de la situation économique, financière et sociale;

– la deuxième partie concerne la perspective ou l’orientation future de la notation. Si la notation est assortie d’une perspective négative par exemple, ceci veut dire qu’en l’absence de réformes et de mesures de redressement de la situation la prochaine révision de la notation serait encore vers la baisse (c’est le cas actuellement de la Tunisie);

– la troisième partie propose une série de mesures et de réformes à entreprendre si le pays en question voudrait améliorer ou au moins stabiliser sa notation souveraine future.

Mais il me semble qu’il manque, comme dans tout rapport comportant un message d’avertissement, la mention « à bon entendeur salut ». Mais Moody’s ( ou d’autres agences de notation telle que Fitch Ratings) n’ajoutent pas cette mention à la fin de leur rapport parce qu’ils savent qu’en Tunisie il n’y a pas « d’entendeur » et qu’il n’y a pas d’entendeur à saluer.

Moody’s a revu la notation souveraine de la Tunisie à la baisse huit fois depuis 2011. Et à chaque révision il y a un message très fort adressé aux Autorités Publiques. Mais ce message n’a pas été saisi la première fois. Il n’a pas non plus été saisi la deuxième, la troisième,………, la septième fois. Pourquoi voulez-vous qu’il soit saisi cette fois-ci.

Le FMI procède à la revue de la situation économique, financière et sociale de la Tunisie dans le cadre de l’article 4 de ses statuts. À chaque revue un rapport est publié. Ce rapport comprend plus ou moins les mêmes parties que le rapport de Moody’s, mais en plus détaillé et plus argumenté. Beaucoup plus que Moody’s le FMI est concerné directement par ce qui se passe en Tunisie. En effet le FMI a des créances sur la Tunisie. Le FMI est aussi le prêteur de dernier recours pour la Tunisie et pour les autres pays qui connaissent des difficultés économiques et financières.

À titre de rappel la Tunisie n’avait pas emprunté au FMI un seul Dollar pendant vingt années, entre 1993 et 2013. Et en 1993 la Tunisie avait remboursé le dernier crédit du FMI avec 3 années d’avance par rapport à son échéance contractuelle. Pendant ces vingt années les politiques et les médias ne parlaient presque jamais du FMI qui continuait à faire ses revues annuelles et qui qualifiait chaque fois la Tunisie de « Bon élève ».

En 2013 et en 2016 le FMI a de nouveau prêté à la Tunisie à la demande de la Tunisie. L’opération « asphyxie de l’économie » avait déjà commencé. Et la Tunisie avait commencé à perdre ses acquis, jusqu’à son aura et sa crédibilité.

L’opération « asphyxie » avait commencé par la mise en place d’un processus de réécriture de la constitution, et ensuite d’une nouvelle constitution qui ont épuisé les forces de la Tunisie dans une lutte politique qui était souvent loin, très loin des intérêts de la Tunisie et des Tunisiens. La Tunisie a fini par rejoindre la liste des pays instables, et peu crédibles. Avec ses gouvernements faibles, formés sur la base du partage du butin. La compétence était en effet très secondaire par rapport à la fidélité au parti. Le parti avant la patrie.

L’asphyxie avait aussi commencé par une politique économique et financière totalement inadaptée à la situation de la Tunisie d’après 2011. Il s’agit de la fameuse politique dite du « Go and Stop » du temps du gouvernement Jebali. Le « Go » était facile: dépensez, dépensez avec le (faux) espoir de relancer l’économie. Mais le « Stop » n’a jamais pu être trouvé. La Tunisie était déjà bel et bien engagée sur la voie des difficultés économiques et financières majeures.

Tout de suite après janvier 2011 la Tunisie était aussi engagée sur la voie de l’asphyxie sociale. Des grèves par milliers chaque mois et des sit-in dont le nombre est difficile à cerner. Des revendications sans fin et sans contrepartie en travail et en réalisations. On demandait à la Tunisie de donner, de donner tout et tout de suite, même ce qu’elle n’avait pas. Les difficultés économiques ont vite généré une situation de crise économique, qui à son tour a engendré une crise aiguë des finances publiques et mis les entreprises publiques totalement à genoux, qui à son tour évolué vers une crise sociale. Tout cela ne pouvait que donner un pays ligoté par une montagne de dettes, et des crises politiques à répétition, dont celle que le pays traverse en ce moment.

Mais l’asphyxie a aussi eu pour cause une politique monétaire très hésitante au début. On baissait le taux directeur de la Banque Centrale (BCT) quand il fallait l’augmenter, et on l’augmentait quand il fallait le baisser. L’endettement excessif de l’État auprès du système bancaire et financier local (en Dinars et en devises) a fait que notre système bancaire a vite évolué vers un système bancaire rentier, préférant prêter à l’État en finançant son déficit budgétaire, quitte à abandonner son rôle essentiel de financement de l’économie.

Avec l’avènement de la crise née du Covid-19 les choses se sont compliquées outre mesure. L’économie tunisienne qui était déjà affaiblie, épuisée et à bout de forces, devait absorber en plus les difficultés d’une situation sanitaire sans précédent. Et c’est là où une politique monétaire intelligente et innovante avait tout sons sens. La protection des emplois, et donc des entreprises, qui sont l’outil de production et de croissance économique devait être la priorité absolue. Plusieurs pays, avancés et moins avancés ont bien compris cela. Ils ont compris qu’il fallait fournir à leur économie la liquidité et donc les moyens financiers nécessaires pour traverser la crise avec un minimum de dégâts. Ces pays ont bien compris que, étant donnée cette situation exceptionnelle, le risque de hausse du taux de l’inflation était minime, sinon absent. Et que le contrôle de l’inflation n’était plus la priorité du moment. Ils ont protégé leur économie et leurs emplois. Et ils connaissent aujourd’hui une rebond économique simplement extraordinaire. Malheureusement ce n’est pas le cas, et ce ne sera pas de sitôt le cas pour la Tunisie.

En Tunisie la BCT a vu les choses autrement. Elle a préféré se barricader derrière son indépendance telle que définie par la loi de 2016. La BCT « indépendante » a donné la priorité absolue à la maitrise du taux d’inflation, même si cela pouvait aboutir à une asphyxie totale de l’économie. Résultat: une récession sans précédent avec une croissance largement négative (-8,8% en 2020), une perte de près de 200.000 emplois en quelques mois (avril, mai et juin 2020), une perte de milliers d’entreprises, pour la plupart des PME (petites et moyennes entreprises), et un dérapage périlleux des indicateurs de la dette, extérieure notamment. L’épargne nationale, c’est à dire les moyens financiers propres du pays, est vite passée de 22% du PIB en 2010 à moins que 6% du PIB actuellement.

Aucun des engagements pris par la Tunisie vis a vis du FMI depuis 2013 n’a été respecté. Et le pays a perdu sa crédibilité. Malgré la montagne de dettes, la Tunisie doit s’endetter davantage. Lourdement. Le FMI exige des réformes sérieuses avant d’engager la moindre négociation avec la Tunisie. Sans programme avec le FMI la Tunisie ne peut tout simplement pas accéder au marché financier international.

L’asphyxie semble à un stade avancé. La Banque Mondiale avait publié il y a quelques années un document sur la Tunisie avec comme titre « Tunisie: une révolution inachevée ». Si la Banque Mondiale devait procéder à une mise à jour et publier un nouveau document, je pense que le titre pourrait être « Tunisie: une révolution ratée ».

Mais pour finir sur une note optimiste malgré tout, j‘ai dis et je continuerai à dire que « TANT QU’IL Y A DE LA VIE IL Y A DE L’ESPOIR ». Si la Tunisie arrive à résoudre rapidement sa crise politique actuelle, l’espoir reste permis et le sauvetage de l’économie reste possible si nous sommes disposées à en payer le prix.

Ezzeddine Saïdane