Tunisie: la situation catastrophique des migrants laissés sans aucun soin

Des centaines de migrants vivent dans des oliveraies près de Sfax, en Tunisie, sans la moindre assistance. Parmi eux, de nombreuses personnes ont été blessées à l’arme blanche ou à feu lors d’affrontements communautaires ou par des Tunisiens. D’autres souffrent de maladies graves telles que le choléra ou la typhoïde.

Dans l’est de la Tunisie, la route qui mène de Sfax à Jebeniana est bordée de champs d’oliviers et de campements de fortune. Des milliers de migrants vivent là dans le plus grand dénuement depuis l’évacuation du centre-ville Sfax, à l’été 2023.

Ici, les campements ont pris le nom des bornes kilométriques les plus proches : km 19, km 24, km 30… Sans aucune assistance de l’État, la vie s’y organise de manière anarchique, sans eau potable ni sanitaires et dans un climat de violence de plus en plus alarmant.

Si l’accès à la nourriture est erratique, l’accès à l’eau potable est encore plus problématique. Les migrants boivent l’eau non potable qui sert à arroser les oliviers. Dans ces conditions, il n’a fallu que quelques semaines pour que la situation sanitaire sur les campements devienne hautement préoccupante. Après plus d’un an de présence des migrants dans ces campements improvisés, elle est devenue dramatique.

Selon le groupe Refugees in Libya qui recense les mauvais traitements subis par les exilés en Libye et en Tunisie, les oliveraies où se trouvent les campements serviraient également de lieu d’épandage des fosses septiques.

« Plus d’antibiotiques, plus de pansements stériles »

Depuis des mois, l’organisation alerte sur la situation. Début septembre, David Yambio, le fondateur de Refugees in Libya, a lancé une cagnotte en ligne pour collecter des dons afin de fournir du matériel médical aux habitants des camps.

« Les migrants ne peuvent pas se déplacer librement, ils ne peuvent tout simplement pas se rendre dans une clinique ou une pharmacie pour acheter des médicaments, de sorte que les bénévoles médicaux dépendent de la gentillesse des habitants pour acheter des médicaments essentiels, tels que des antibiotiques, des pansements et des produits désinfectants comme l’iode et l’alcool », écrit-il dans le texte qui accompagne la collecte en ligne.

« Cependant, récemment, l’intermédiaire a disparu avec l’argent qui lui avait été donné, donc maintenant les camps n’ont plus d’antibiotiques, plus de pansements stériles, encore moins de kits de suture, il est difficile de fermer les plaies et de les traiter, sans parler de prévenir les infections », ajoute-t-il.

Un stéthoscope et un tensiomètre

Pourtant, les besoins en matériel médical ne cessent de croître dans les campements. Ibrahim est originaire de Sierra-Leone où il était médecin anesthésiste. Seul médecin de la zone, il tente, avec l’aide de cinq infirmières de soigner tout ce qu’il peut.

« Les deux seuls instruments médicaux que j’ai sont un stéthoscope et un tensiomètre », explique Ibrahim à InfoMigrants. Depuis janvier, le soignant fait des kilomètres par jour à pied, d’un campement à l’autre, pour tenter de voir un maximum de patients.

Cette équipe médicale de fortune prend notamment en charge de très nombreuses personnes souffrant de graves plaies provoquées par des coups de machettes. « Ça arrive très fréquemment qu’une personne soit blessée [à la machette] dans une embuscade. Ici, si vous êtes un noir subsaharien, vous ne pouvez pas marcher seul », assure Ibrahim qui dit soigner des blessures à la machette « sur n’importe quelle partie du corps ».

Les photos prises par le médecin et qui nous ont été envoyées montrent des blessures graves et profondes, dont certaines nécessiteraient une intervention chirurgicale.

« 70% des habitants du camp possèdent une machette »

Si les blessures par machette sont souvent causées par des Tunisiens, des affrontements entre communautés sur les campements font aussi de nombreux blessés.

« Une dizaine de personnes dans le campement ont été blessées à la machette, par des cailloux ou de coups de bâtons », décrit Salif*, un jeune Guinéen installé dans le campement du km24 et contacté par InfoMigrants.

Embuscades sur la route, attaques dans les champs ou dans les campements… Au téléphone, le jeune homme décrit une situation sécuritaire intenable où de plus en plus d’exilés s’arment d’une machette pour se défendre d’une potentielle attaque. Si bien qu’aujourd’hui « 70 % des habitants du camp possède[rai]ent une machette », selon lui.

Le Guinéen a tenté trois fois de traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe, sans succès. Il souligne une pratique récente qui témoigne, elle aussi, de l’insécurité ambiante. « À chaque fois qu’on part, une quinzaine de personnes nous accompagnent avec des machettes pour nous protéger […] Les agresseurs veulent prendre la place des personnes sur le bateau ou voler le moteur », détaille le jeune homme.

Pour prendre en charge les cas les plus graves, l’équipe médicale a mis en place des tentes qui font office de centres de santé de fortune sur deux des campements. Mais les structures sont dérisoires et le matériel pour suturer les plaies et faire des pansements manque.

Propagation de maladies graves

Ibrahim s’inquiète aussi de la propagation de maladies graves dues aux mauvaises conditions de vie dans les campements. Il assure avoir rencontré de nombreuses personnes qui présentaient des symptômes de choléra, dysenterie et typhoïde. Des maladies dont la propagation est généralement due à un contact avec de la nourriture ou de l’eau souillée. Le médecin dit également avoir observé des cas de syphilis, une maladie sexuellement transmissible.

« Entre le mois dernier et aujourd’hui, j’ai comptabilisé 568 personnes malades. Et ce nombre ne fait qu’augmenter puisque je ne peux pas les prendre en charge correctement », déplore le soignant qui souligne que son diagnostic ne repose que sur l’observation des symptômes de ses patients faute de matériel « pour faire des prélèvements et des tests ».

Dans les campements, l’équipe médicale improvisée est également sollicitée par de nombreuses femmes enceintes. Des grossesses à hauts risques car ces femmes ne bénéficient d’aucun suivi médical et que certaines résultent d’un viol. Parfois, certaines femmes doivent même donner naissance dans les campements, malgré les conditions d’hygiène déplorables.

Des migrants harcelés

Depuis le discours xénophobe de février 2023 du président Kaïs Saïed, les migrants subsahariens sont harcelés en Tunisie. Interdits de louer des appartements et de travailler, ils doivent survivre dans ces campements, sans accès aux besoins élémentaires d’eau, de nourriture et de sanitaires, ni aucun soins.

Selon une étude réalisée en juillet par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux auprès de 379 migrants interrogées dans trois gouvernorats (Tunis, Sfax et Médenine), « 40,1 % des migrants ne disposent pas d’accès à l’eau potable et près de 70 % affirment connaître des migrants en manque de nourriture ».

Face à cette misère, Ibrahim fait de son mieux pour soulager les migrants des campements des oliveraies, mais la tâche est immense. « Je suis là pour prendre soin de ces gens mais je ne peux pas le faire seul. C’est vraiment très difficile pour moi ».

*Le prénom a été changé

Source : .infomigrants.net