La démocratie exige une mentalité et des valeurs complètement étrangères aux Tunisiens

Depuis quelques semaines, les Etats-Unis et l’Europe soumettent Kaïs Saïed à une pression terrible, comme si le président élu avec un score écrasant de plus de 70% avait détourné le lit de la démocratie qui coule dans les veines des Tunisiens, comme si la démocratie était quelque chose de naturel chez nous. En réalité, tout le monde sait que ces puissances-là peuvent se contenter d’une démocratie de façade. L’essentiel est de ne pas donner l’impression de cautionner un retour à la dictature en Tunisie et de sauver les apparences, peu importe si l’Etat était menacé dans son existence, si l’administration était pourrie jusqu’à la moelle ou si les Tunisiens crevaient de faim.

Même si les décideurs de ces pays nous fatiguent un peu par l’hypocrisie à laquelle ils se condamnent, ils devraient tout de même tenir compte de certaines considérations anthropologiques. La démocratie s’est forgée en Occident au cours d’un long processus historique et n’est peut-être pas aussi universelle que cela.

La société tunisienne est une société communautaire dans laquelle l’individu n’existe pas, alors que la philosophie à laquelle les Tunisiens essayent de se rattacher actuellement, celle qui repose sur le contrat social, est essentiellement centrée sur l’individu. Lors du protectorat, partant du principe qu’ils avaient reçu les Tables de la loi démocratique avec l’esprit des lumières et la révolution française, et dans l’accomplissement de leur mission civilisatrice, les Français ont essayé d’éduquer, d’assimiler et de faire partager leur philosophie aux indigènes à travers un messianisme laïc.

Or cette philosophie est inconciliable avec la nature profonde de la société tunisienne. La France a laissé un système politico-juridique, une organisation sociale et un système de valeurs totalement étrangers aux mentalités profondes des Tunisiens. Seule une petite élite a pu s’en imprégner. Mais, aujourd’hui, elle ne pèse plus grand-chose dans la société et ne se sent plus chez elle en Tunisie. Certes, elle n’est pas non plus traitée en paria, il n’en reste pas moins que les affinités culturelles et intellectuelles ne sont plus évidentes entre l’élite intellectuelle en question et le reste de la société.

Il faut dire que cette élite francisée était déjà moribonde du temps de Bourguiba et de Ben Ali. Elle était tombée en disgrâce sous le premier et le système instauré par le second a enfoncé le dernier clou dans son cercueil en déblayant le terrain à l’identitarisme arabo-musulman, à la médiocratie et à l’ochlocratie. A partir de 2011, cette élite, ou du moins ce qu’il en restait, s’est transformée en une poussière d’individus négligeables.

En effet, dans un pays comme la Tunisie, les élections ne sont que des sondages ethno-tribaux grandeur nature. On ne vote pas pour un candidat, et encore moins pour un programme, on vote pour le nôtre, pour Mte3na , pour celui qui nous ressemble et qui saura défendre mes intérêts à moi et de ceux de ma communauté. Les Tunisiens votent pour ceux qui leur ressemblent, soit des gens aigris, incompétents et affamés, pour des gens conservateurs, d’un conformisme intellectuel rassurant et, surtout, dépourvus du sens de la citoyenneté et du sens de l’Etat. Les plus misérables mettent leurs voix aux enchères.

En fait, les élections se présentent aux yeux de ceux qui s’estiment être victimes de discrimination et de hogra  depuis des décennies comme une occasion de punir les « prédateurs » et l’élite à laquelle ils imputent la responsabilité de leurs échecs et de tous leurs maux. La situation ne jouant pas en faveur de l’élite, la démocratie donnant le pouvoir aux plus nombreux, le peu d’influence qui restait encore à l’élite intellectuelle s’est vite trouvée réduite à néant.

En somme, la Tunisie se débat dans une situation aporétique. Elle ne veut plus vraiment du régime autoritaire duquel elle s’est débarrassée – un régime qui, malgré ses tares et ses crimes, était le garant d’un Etat fort, du maintien de l’ordre et d’une certaine paix sociale, ou plutôt cela ne sera pas évident de le rétablir avec la pression qu’exercent les puissances occidentales sur la classe dirigeante tunisienne. Et, en même temps, la démocratie exige chez ceux qui veulent bien la pratiquer une mentalité et des valeurs complètement étrangères aux Tunisiens, voire un éthos en contradiction totale avec ce que sont les Tunisiens.

Je ne vais pas vous prendre encore plus de temps, chers amis, et abuser davantage de votre patience, mais un tourbillon de questions hantait mon esprit en rédigeant ce texte : comment peut-on demander à la Tunisie d’être aussi démocratique que les Etats-Unis et la France, alors qu’il s’agit d’un pays composé de berbères arabisés et majoritairement musulmans, hostiles aux vertus civiques et aux valeurs modernes et habitués à être menés à la baguette ?

Pierrot LeFou