Comprendre l’absence de la Tunisie de la conférence de Berlin sur la Libye ?

La Tunisie, invitée à la dernière minute, n’ira pas à la conférence de Berlin sur la Libye ce dimanche. Directement affectée par les effets du conflit, elle n’entend pas se contenter d’une figuration et souhaite peser dans une solution politique

« Invité le jour dit, demeure en son logis », selon un dicton tunisien. Alors que les parties intéressées à ce qui est désormais un conflit internationalisé en Libye, sont réunies à Berlin pour tenter de trouver une issue politique, la Tunisie voisine ne sera pas là. Elle a décliné samedi l’invitation adressée in extremis (vendredi) par l’Allemagne.

Elle a estimé ne pas être en mesure de participer en raison de « l’invitation tardive et de la non-participation de la Tunisie au processus d’organisation de la conférence, depuis septembre dernier, malgré son insistance pour être en première ligne des États impliqués dans tout effort international », a déclaré samedi après-midi le ministère des Affaires étrangères.

La Tunisie, membre du Conseil de sécurité des Nations unies, n’a donc pas voulu d’une participation pour la forme alors qu’elle estime avoir un rôle substantiel à jouer, dont elle a été privée par sa mise à l’écart de la préparation de la conférence.

Sur fond de polarisation politique, la responsabilité en est attribuée à la diplomatie tunisienne, affaiblie par cette période de passation de pouvoir

Cette exclusion avait suscité incompréhension et indignation à Tunis. L’ambassadeur d’Allemagne, Andreas Reinicke, avait expliqué, dès le 9 janvier, que cette conférence, placée sous l’égide des Nations unies, s’inscrivait dans le cadre d’un plan en plusieurs phases, et qu’à ce stade, il s’agissait d’abord d’obtenir que « les États actifs dans le conflit se retirent et renforcent l’embargo sur les armes ».

Une mise au point qu’il a réitérée le 16 janvier pour réfuter le terme « d’exclusion », en évoquant la nécessité de limiter le nombre de participants.

Ces explications ont d’autant moins convaincu que des pays non belligérants dans ce conflit, notamment l’Algérie, sont présents à Berlin.

La raison de ce qui était bien ressenti comme une exclusion ont alimenté les spéculations.

Sur fond de polarisation politique, la responsabilité en est attribuée à la diplomatie tunisienne, affaiblie par cette période de passation de pouvoir.

« La Tunisie est perçue comme un acteur neutre qu’il n’est donc pas nécessaire d’impliquer dans une négociation au même titre que des pays directement ou indirectement actifs », explique au journal en ligne « Middle East Eye » Youssef Cherif, directeur du Columbia Global Center à Tunis.

Mais l’explication tient moins depuis que le format initial de la conférence a évolué avec l’invitation des belligérants libyens et de l’Algérie. Et il s’interroge également : « Est-ce que l’absence de gouvernement, d’un ministre en titre des Affaires étrangères et d’un cabinet présidentiel opérationnel a diminué l’intérêt d’inclure la Tunisie ?

Le président Kais Saied est-il vraiment intéressé par un processus géré par des puissances étrangères dans un cadre néocolonial que suggèrent les réminiscences de la conférence de Berlin de 1885 où les puissances impériales s’étaient partagé l’Afrique ? »

Pour une solution sans ingérence

Kais Saied a, en effet, plusieurs fois rappelé son attachement à un règlement entre Libyens, « loin des ingérences étrangères et du langage des armes ». Il avait été mandaté par les représentants du Conseil supérieur des tribus et des villes libyennes, invités à Tunis le 23 décembre, pour tenter une médiation. Mais l’initiative, isolée, a fait long feu.

La Tunisie s’était également trouvée sous les projecteurs lors de la visite surprise du président turc Recep Tayyip Erdoğan à Tunis, le 25 décembre, la veille de la décision turque de s’impliquer militairement en Libye. Cette visite peu protocolaire avait pris de court une communication présidentielle en rodage.

Elle avait pris quelques jours pour rappeler que « la Tunisie n’acceptera jamais d’être membre d’une quelconque alliance, ni qu’un pouce de son sol soit sous une souveraineté autre que tunisienne », sans lever totalement la confusion sur l’éventualité que la Turquie ait sollicité l’aide tunisienne pour une intervention militaire.

L’épisode a pu fragiliser la position diplomatique tunisienne sur le dossier libyen.

« La mise à l’écart de la Tunisie, comme du Qatar, est probablement plutôt à imputer au veto émirati et égyptien » Youssef Cherif, directeur du Columbia Global Center à Tunis

Mais plutôt qu’à une faiblesse interne, « la mise à l’écart de la Tunisie, comme du Qatar, est probablement plutôt à imputer au veto émirati et égyptien », selon Youssef Cherif.

Les États-Unis et la France, qui ont « ralenti et quelque peu dénaturé », l’initiative allemande lancée en septembre, « refusent d’émettre la moindre critique à l’égard des Émirats arabes unis », a déclaré dans un entretien au journal Le Monde, Jalel Harchaoui, chercheur à l’Institut des relations internationales de Clingendael (Pays-Bas) et spécialiste de la Libye.

Le ministère des Affaires étrangères du Gouvernement d’union nationale (GNA) avait demandé à l’Allemagne que la Tunisie et le Qatar soient invités. Il n’a été que partiellement et tardivement entendu.

« Tous les soutiens à Haftar sont présents à Berlin. La Tunisie, elle, devra compter sur la position algérienne et le Qatar sera représenté par la Turquie », observe Youssef Cherif.

La Tunisie, victime collatérale

La Tunisie s’estime à juste titre directement concernée. Si l’offensive sur Tripoli du maréchal Haftar, visiblement peu disposé à une compromis politique, se poursuit, elle en subira directement les conséquences.

« Le conflit a déjà saigné l’économie tunisienne », rappelle Youssef Cherif. La Libye offrait avant 2011 à la fois un marché du travail pour absorber une part du chômage et un lieu d’approvisionnement pour le commerce informel grâce auquel de très nombreuses familles, jusqu’à Tunis, parvenaient à survivre.

« Si la guerre s’intensifie, des dizaines de milliers de réfugiés vont affluer en Tunisie », poursuit-il. « Mais surtout on risque de voir reprendre les transferts d’armes. Dernièrement, 35 fusils d’assaut et des fusils de chasse de fabrication turque ont été saisis dans le sud tunisien. Plus préoccupant encore, les alliés régionaux des protagonistes libyens pourraient faire pression sur la position tunisienne ».

L’avancée, voire la victoire, du maréchal Haftar placerait directement à la frontière tunisienne, un relais égyptien et des Émirats arabes unis, notoirement hostiles à la secte des frères musulmans ( au pouvoir en Tunisie ) classée organisation terroristes par ces deux pays .