Préserver le pouvoir politique de l’ingérence directe du pouvoir de l’argent

La corruption des partis a son fondement dans la corruption de l’Etat. Et cette dernière est d’ordre politique et ne peut être visible qu’à partir d’une approche objective, éloignées des considérations de jugements moraux, ( manque de dignité et d’honneur ou d’absence de « conscience nationaliste »), tous issues de la référence utopique à un ensemble de valeurs propres à une Tunisie qui n’est plus la mêmes, depuis près d’un demi siècle. Toute référence « nostalgique » à une Tunisie « qui n’est plus ce qu’elle était » devrait être transformée en constat objectif et nous inciter à mieux interpréter les symptômes de ce mal profond qui a rendu la société tunisienne corruptible par le premier venu et les élus de son parlement vendables au plus offrant.

La corruption de l’Etat commence au moment où l’instance politique se laisse « phagocyter » (1) par l’hégémonisme des opérateurs économiques. Un mal contre lequel Ibn Khaldoun avait mis en garde en déconseillant aux tenants du pouvoir politique de ne pas s’adonner au commerce et ce pour des raisons non pas de morale mais d’économie. Dans un livre, publié en 2006 et intitulé « La pensée économique d’Ibn Khaldoun« , mon ami Salem Mekki, qui était à l’époque encore conseiller auprès de la Présidence de la République, écrit à ce propos : « Ibn Khaldoun esquisse l’ébauche d’une théorie fiscale suivant laquelle les taux hauts tuent les totaux. Il considère qu’au départ les dépenses de l’Etat naissant sont limitées grâce à la simplicité et au bédouinisme du souverain. Les taux d’imposition sont bas, les contribuables sont incités à produire davantage, l’assiette imposable s’élargit, les revenus fiscaux de l’Etat augmentent. Par la suite, et avec le temps, la prospérité de l’Etat mène au gaspillage du souverain, ce qui engendre dans son sillage un cercle vicieux avec l’augmentation des impôts, la démotivation des entrepreneurs à produire, le ralentissement de la croissance, la réduction de l’assiette imposable et l’augmentation du déficit du trésor. Pour Ibn Khaldoun, l’ultime pas vers la décadence de l’Etat est l’étape de l’engagement de l’Etat dans les activités de production pour pallier au déficit budgétaire. Cette démarche occasionne à la population de grandes difficultés financières. Les paysans délaissent les champs, les commerçants ferment leurs boutiques ; ce qui entraine l’effondrement des recettes de l’Etat. (2 )

Il fallait faire preuve d’audace, pour rappeler ces propos d’Ibn Khaldoun, au pouvoir en place, déjà largement corrompu par ses activités économiques parallèles, au moment où il en était conseiller à la Présidence de la République . A la même période dans un livre paru en 2009 intitulé » La Culture et l’Université à l’épreuve de l’Economie » j’écrivais vers les débuts des années 2000 : « Gagner de l’argent, c’est vertueux affirme l’éthique libérale américaine traditionnelle, différente apparemment, de celle qui prévaut actuellement et qui annonce, sans ambages, la fin de l’histoire ou plutôt son achèvement, sous l’instauration définitive de la Pax Americana, qui a l’air de se passer de toute éthique.Il serait peut-être utile de rappeler, ici, que l’éthique libérale d’origine, tout en donnant une caution morale au fait de vouloir gagner de l’argent n’en demeure pas moins vigilante, face aux tentations d’abus et de tricherie. En témoignent les mesures de prévention de délits de monopole, de cartellisation et d’initié, d’obligation de se soumettre au jeu de la concurrence et à la transparence comptable. Tout un train de mesures juridiques que le législateur prévoit, en vue de doter le système de limites dont il a objectivement besoin, pour ne pas le laisser croire qu’il est d’essence divine et de tomber, quelque part, en folie. L’on peut dire, dans ce sens, que le libéralisme débridé, ignorant de ses limites, est de « droit divin », autant que les autres intégrismes, d’inspiration divine qui ne sont que les pendants naturels de cet intégrisme économique. L’économisme rampant n’étant pas le libéralisme économique, il en est la forme excessive. Contrairement à ceux qui prennent un symptôme pour le mal dont il n’est que le signe apparent, je suis tenté de croire que la tension manifeste qui résulte de la lutte entre ces différents intégrismes, économiques et religieux et parfois leur association, n’est, en toute réalité, que la suite logique de ce rapport particulier au réel, dans lequel induit le libéralisme débridé, générateur, de bénéfices mais, également, de tensions sociales, souvent sourdes et profondes. »

Cette intrusion de l’économique dans le politique est aussi le mal originel qui ronge les démocraties occidentales et dont le symptôme le plus flagrant est l’élection de Trump à la tête de la plus grande de ces démocraties. Mais tant que l’intervention des argentiers se limite au financement des campagnes électorales, sans prétendre, eux-mêmes au pouvoir, le politique restera toujours prioritaire dans la gestion de la cité. Et même si l’on dit que Macron est l’élu des argentiers, il ne peut agir qu’en homme politique.

Je me souviendrais longtemps des propos d’un collègue professeur de Philosophie qui s’identifiant à la communauté de la cité à laquelle il appartient et qui est considérée comme étant la capitale économique du pays me confia : « Nous participons à raison d’au moins trente pour cent au budget de l’Etat, par le biais des impôts versés par nos entreprises nous devons , en conséquence avoir droit à un cota équivalent en matière d’attribution des postes ministériels ». J’avais alors réalisé qu’un « philosophe » de profession qui trempe dans la politique aura la même logique que celle de Bernard Henri Lévy ou de Abou Yaarib Marzouki. Le point de vue de mon collègue philosophe faisait suite à une déclaration à la presse internationale faite quelques années auparavant , par Mansour Moalla dans laquelle il disait : « le pouvoir économique nous l’avons, le pouvoir politique suivra » et ce juste au lendemain de la prise du pouvoir par Ben Ali. Ce qui a suivi c’était d’abord le bras de fer entre Ben Ali et ceux qui croyaient détenir le pouvoir économique et les mesures de rétorsion prise par le pouvoir contre une grande banque de la place. Mesures qui n’ont pas eu l’effet escomptés…jusqu’au moment où le pouvoir politique ait décidé de répondre au défi par le défi en répondant dans les faits et sans le déclarer ; « le pouvoir politique nous l’avons, le pouvoir économique suivra ». Ce qui suivra » c’est la fusion malsaine du pouvoir politique avec le pouvoir économique et la légalisation de l’usage de l’argent sale dans le jeu politique. Ce qui a suivi, c’est la porte ouverte à l’intervention des pétrodollars dans le détournement « démocratique » de la révolution tunisienne. Ce qui a suivi, c’est la permission accordée à Slim Riahi d’investir dans la politique son argent libyen. Ce qui a suivi c’est la pénétration insolente par Jerraya et Nabil Karoui de la sphère politique tunisienne. Ce qui suivra également c’est la déliquescence continuelle du pouvoir de l’Etat, dont le dernier Chef du gouvernement démissionnaire avait osé faire l’apologie du savoir faire des hommes d’affaires dans la gestion des affaires de l’Etat, pour excuser le fait d’avoir été pris en flagrant délit d’initié et de conflit d’intérêt.

Il y a une différence entre un mal et un symptôme. On ne lutte pas contre la corruption de l’Etat qui est le mal, en luttant contre la corruption qui n’en est que le symptôme. La corruption de l’Etat est une réalité politique objective dont l’éradication nécessite des mesures politiques appelant à promulguer des textes, au niveau même de la constitution, pour statuer d’une manière claire sur les modalités des rapports entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, à partir desquels on pourra plus tard, préciser les conditions de financement des partis politiques. En attendant,on ne peut que continuer à perdre du temps à lutter contre les effets symptomatiques de ce mal profond.

Naceur Ben Cheikh

(1) Phagocyter : absorber, cannibaliser, étouffer, neutraliser, envahir, escamoter, accaparer.

.2) DEBAT SUR LA PENSEE ECONOMIQUE D’IBN KHALDOUN Introduit par SALEM MEKKI (FIKD, 2017,PDF)

(3).Il y a seulement quelques semaines, parlant de sa politique fiscale pour l’après Corona, le premier ministre britannique Cameron avait cité Ibn Khaldoun en le nommant et en se référant à sa théorie qui dit que « l’augmentation des impôts tue les totaux ».