L’atlantisme vagabond

Eclose dans l’esprit d’un Winston Churchill aux abois, vraisemblablement en mal de rachat au souvenir du désastre militaire national et lamentable échec personnel des Dardanelles encourus en 1915-début 1916, l’idée, géographiquement associée à l’océan dont en cette année 1941 les U-boots de l’Amiral Karl Dönitz avaient fait un cimetière de la flotte marchande britannique, fut d’abords quémandeuse. Devenue au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale système de références stratégiques de l’Occident, on a peine à imaginer la tiédeur avec laquelle l’administration du Président Franklin Roosevelt l’accueillit et à quel prix s’effectua la cession de cinquante vieux destroyers américains à la Royal Navy ainsi que la prise en charge limitée dans l’espace de l’escorte des convois maritimes, scellant ainsi une implication très mesurée et encore indirecte des USA dans le conflit qui faisait rage en Europe. Dans ses mémoires publiés en 1949 sous le titre « Faut-il recommencer la guerre ? », Henry L. Stimson, ministre américain de la guerre, s’est donné beaucoup de peine pour hisser les dispositions personnelles du Président au niveau des attentes de son partenaire, allant jusqu’à le créditer d’une certaine cachoterie à l’égard de la représentation nationale réticente. Il est difficile d’en être convaincu quand on pense aux contreparties territoriales consenties par le Premier Ministre en Terre-Neuve, aux Bermudes et aux Caraïbes. La pratique mercantiliste du paiement au comptant « cash and carry » qui avait épuisé les réserves d’or du Royaume Uni en règlement de ses achats d’équipements militaires, puis celle du prêt-bail, montrent aussi combien on était loin de la trop belle image du futur Monde Libre.

Ces bribes d’histoire me reviennent à l’esprit à un moment où, s’il pleut des bombes sur le centre de l’Europe, incomparablement moins qu’il n’en avait plu ailleurs dans le silence assourdissant des consciences endormies, la liberté de l’Ukraine, dont on se souciait si peu avant le sabordage de l’URSS, crève les plafonds d’une surenchère martiale avec pour commissaire-priseur un saltimbanque devenu son président.

Bon sang ! devrais-je m’écrier sans jouer sur le mot, celui versé pendant la Deuxième Guerre Mondiale n’avait-t-il pas, une fois les armes tues, modifié les relations internationales suffisamment pour que le concept revalorisé de paix universelle ne se fût imposé à tous et les outils de son maintien, déjà convenus le 14 août 1941 entre les deux personnalités que j’ai convoquées plus haut sous l’étiquette pré-onusienne de Charte de l’Atlantique, ne se fussent révélés quelque peu efficaces ? Si le monde n’était déjà plus le même, ce ne fut pas tant en raison des accords de Yalta puis de Potsdam, consacrant à peu de détails près l’intangibilité des positions acquises sur les théâtres d’opérations par les puissances victorieuses, que de la confusion extrêmement périlleuse et à laquelle les analystes de tous bords ne semblent nullement avoir prêté attention entre un mode nouveau de belligérance dit « guerre froide » et une situation somme toute banale de ni guerre ni paix.

Mon propos, ci-après, est de dénoncer l’incohérence systémique de l’atlantisme à travers l’élargissement de son expression militaire, l’OTAN, au-delà de l’aire géographique occidentale qui devait rester la sienne et de déceler l’origine des risques nouveaux d’embrasement qu’il fait courir à la planète sur une ligne de fracture pourtant historiquement éprouvée.

Il serait bien naïf de croire que l’OTAN a été créée entre douze pays en 1949, puis étendue à la Grèce et à la Turquie en 1952, seulement pour contenir l’URSS dans les nouvelles limites de son emprise territoriale militaire en Europe alors que, sans rien y changer, la création du Pacte de Varsovie, intervenant en 1955, ne lui fera écho qu’en réaction à l’intégration en son sein de la République Fédérale d’Allemagne, une opération éminemment symbolique, mais qui occulte, pudiquement pourrait-on dire, des préoccupations d’un tout autre ordre. En effet, ce pays étant occupé et limité dans ses capacités de défense, il ne pouvait être attendu de son adhésion aucun accroissement pratique du potentiel militaire de l’alliance ni même espéré un gain plus que théorique d’interopérabilité avec les armées des autres pays membres. Parmi les aspects plus prosaïques de la chose, il faut relever la contribution directe de l’Allemagne réunifiée au budget de l’OTAN qui, dans une proportion actuelle, voisine de 15%, a toujours été la deuxième plus importante supportée par l’ancienne RFA après celle des Etats Unis qui dépasse 22%, cela compte tenu d’un allègement correspondant à 5% conséquent à l’admission de l’Espagne en 1982 et sans que l’incorporation plus tard de quatorze autres pays d’Europe de l’Est, des Balkans et de l’ancienne Yougoslavie n’y ait représenté en total plus de 7,5%. Par delà cette comptabilité ennuyeuse, qui pourtant ne nous a pas trop éloignés des empreintes historiques laissées sur le vieux continent par une puissance nouvelle agissant essentiellement en qualité de créancière ainsi que je l’ai noté au tout début de cet exposé, la vraie question est de savoir si celle-ci avait agi pareillement en libératrice, l’eût elle été de l’Europe Occidentale contre elle-même. Il n’est pas erroné de dire alors que le but assigné, initialement tout au moins, au lien de défense commune consacré par le Traité de Washington a été de lui éviter de renouer avec son passé et de redevenir le champ de batailles qu’elle n’avait jamais cessé d’être depuis la chute de l’Empire Romain. Y tromper maintenant sa plume reviendrait à refaire l’histoire alors que le mieux, pour y débusquer les demi-vérités, est de la défaire. Comment ?

Quand le regard se détache de l’anecdote, de la signification immédiate des événements, en en survolant le cours, des perspectives se dessinent et tout s’ordonne. Rien ne vous éloigne plus de l’intelligence du fait observé que de trop vous en approcher car alors, il vous cache autre chose. Ainsi en est-il du facteur d’équilibre ayant prévalu dans les rapports dits Est-Ouest, principalement en Europe, entre la date symbolique du 6 mars 1946 à laquelle Churchill avait déclaré devant les étudiants du Westminster College du Missouri qu’un rideau de fer s’y était abattu et la dissolution en février 1991 de l’alliance militaire du Pacte de Varsovie. L’hostilité réciproque qui a caractérisé ces rapports durant la période indiquée le devait en apparence à la contagiosité de l’idéologie communiste, d’un côté, et à la frilosité libérale des démocraties occidentales, de l’autre. Or, si pour être réelle il suffisait à la première d’être supposée, la seconde ne pouvait se traduire que par un réflexe de défense. Avec l’accès de l’URSS à l’armement atomique en août 1949 et l’instauration d’un état inédit de guerre froide qui opposera les deux blocs pendant quarante deux ans, ce qui est à remarquer, sans intérêt dans le présent développement pour la grande complexité technique du rapport de force, se réduit à une déconcertante simplicité doctrinale des postures figées par la dissuasion nucléaire. En effet, aucun raisonnement ne peut être conduit ici pour savoir si, du point de vue de l’une quelconque des puissances concernées n’ayant fait jusqu’à un moment considéré l’objet d’une attaque militaire directe par une autre du camp adverse, celle-ci n’en avait pas eu l’intention ou s’en était abstenue par crainte de représailles. Avec la fin de la Guerre Froide, cette conjecture n’ayant plus cours, on peut comparer le changement intervenu en Europe au décapage d’une croute historique qui, en toute logique, devait laisser réapparaître la trame semée d’embûches du Système Metternich ou Congrès de Vienne. La recherche des équilibres ! Depuis seulement 1815, les peurs sont restées. Vivaces aussi se sont révélés les nationalismes qui s’en nourrissent, faisant notamment éclater des constructions fédérales que l’on avait crues réussies. Le même sort guette, à plus ou moins long terme, la Communauté Européenne où des frissons ont commencé à se faire sentir. A mon humble avis, le seul courant politique intereuropéen à avoir rendu l’âme est le panslavisme, tué par le rugueux Staline, un géorgien à l’évocation duquel je tiens la transition que je cherchais pour poser cette question centrale : A la sortie de la Guerre Froide, quoiqu’il en fût d’une promesse de non élargissement aux pays de l’Europe de l’Est, qu’est-ce que l’OTAN est allée chercher jusqu’au fin fond du Caucase, en Géorgie ?

La Fédération de Russie ne pouvait supporter que l’alliance atlantique se rapprochât de ses frontières comme elle l’a fait en ramassant sous son giron quatorze nouveaux pays-membres, trop malmenés par l’histoire des empires dont ils avaient, parfois alternativement, subi le joug pour ne pas minauder avec le seul qui compte désormais pour eux, celui plus doux des USA. C’est la géographie qui l’atteste, le dispositif, retournant celui du Pacte de Varsovie comme un gant, se traduit par une forme flagrante d’état de siège et fait concrètement peser sur la Russie une menace de destruction autrement inexplicable, d’abords par l’absence de motifs avouables, ensuite par l’espoir de la survenance nécessairement envisagée de circonstances exploitables aux fins de la réaliser, notamment en mettant à profit la proximité territoriale et, à la longue, l’acclimatation de la puissance visée à la nouvelle situation. D’évidence, ce sont là deux hypothèses en corrélation desquelles le potentiel militaro-industriel russe devait être et fut reconstitué et développé de manière significative pendant les vingt dernières années. Symptomatique du dérèglement total dans la perception par les dirigeants occidentaux de l’intervention militaire en Ukraine, la formidable tempête diplomatique et médiatique dans laquelle ont été pris Vladimir Poutine et « son » armée, accusés de crimes contre l’humanité et de génocide, ignore tout bonnement la Russie. Ainsi est donnée la mesure, proportionnelle à la contrariété ressentie par ces dirigeants, de la perte de leur sens distinctif, mais combien affecté, de l’objectivité et du détachement innocent dont ils ont toujours eu soin d’entourer, au nom de grands principes, l’implication de leurs nations dans les situations troubles.

La poussée de l’OTAN vers l’est, légitimement qualifiable de belliciste et à laquelle il serait infondé de reprocher aux russes de s’opposer à tout prix, jette une lumière crue sur une alliance dégénérée. La parenthèse serait de trop où l’on reviendrait sur les attributs effectifs du leadership y exercé par les USA et, plus particulièrement, sur le rôle prépondérant de la CIA dans l’élaboration des intrigues tenant lieu de projections géostratégiques(*) qui y sont suivies. Mais, à balance égale, on ne peut dénier aux nations occidentales, en abstraction d’un ennemi identifié, la justesse du besoin partagé de protection de ce qui les rattache les unes aux autres et qui se définit intuitivement par l’Atlantisme, une notion positiviste qui recouvre très sommairement la géographie, la prospérité économique, le mode de vie et les affinités culturelles de peuples qui, sans s’en revendiquer, tirent les leçons de leur histoire mouvementée. En s’affranchissant des exigences strictement défensives du destin commun initialement voulu par les USA, le Canada et des états d’Europe Occidentale, l’OTAN se trouve dévoyée en tant que système militaire, au service des objectifs hégémoniques de la nation citée en premier lieu. D’ailleurs, comme pour éviter que cela ne transparaisse, la pensée politique a été vite étouffée qui avait commencé à faire son chemin avec Donald Trump à la Maison Blanche, au virage amorcé d’une politique étrangère de repli sur soi désignée par le crédo « America first » et selon laquelle seuls les peuples partageant les mêmes idées « like-minded peoples » pouvaient prétendre à une alliance formelle avec les USA. Si la question n’est pas ainsi tranchée, il faut souhaiter longue vie à qui chercherait de telles dispositions et intérêts communs qui, par application de l’article 5 du Traité de Washington et au prix d’un conflit mondial, les porteraient au secours de la Bulgarie ou du Monténégro, allons !

Aujourd’hui, 13.412 ogives à fission et à fusion nucléaires sont en possession de neuf pays, soit 6.285 pour trois des trente membres de l’OTAN dont 5.800 américaines contre 6.312 pour la Russie, de quoi faire disparaître toute trace de vie sur terre. Que l’on en soit arrivé, avec les événements d’Ukraine, à parler de l’utilisation de telles armes montre bien qu’un pas a été franchi dans la mauvaise direction et appelle une attention particulière sur deux ordres de facteurs incontrôlables l’un opérationnel, l’autre psychologique, pouvant conduire plus loin. Les voici :

En illustration du premier risque de basculement, s’il s’avérait que l’armée russe soit en difficulté, qu’elle piétine ou recule et ait subi des pertes humaines par dizaines de milliers et matérielles correspondantes, au lieu de s’en réjouir comme ils le font, les dirigeants des pays de l’OTAN devraient en trembler et craindre pour leurs peuples la peur qui pourrait alors s’emparer du Kremlin et lui faire faire, faute d’un autre choix, l’irréparable pour tous. La saturation ou les limites atteintes en moyens conventionnels engagés sans repousser la partie adverse, surtout quand celle-ci est massivement approvisionnée en matériel et efficacement renseignée de l’extérieur, rend pratiquement inévitable le passage direct au palier atomique. A ce propos, il est difficile d’admettre qu’il soit possible de procéder de manière progressive, selon la doctrine de la riposte graduelle « gradual response » prônée, pour éviter le pire, par Robert Mac Namara, secrétaire à la défense des USA de 1961 à 1968. Dans une situation comparable où, pendant la Seconde Guerre Mondiale, il n’en a point été question, Churchill, toujours lui, ne dit-il pas dans ses mémoires que si, en exécution du plan allemand d’invasion des Iles britanniques Seelöwe (Otarie), un débarquement de la Wehrmacht avait eu lieu et faute de moyens classiques suffisants pour le repousser, il n’aurait pas hésité à utiliser l’ypérite ?, un gaz de combat dit « moutarde » utilisé pour la première fois par l’armée allemande en septembre 1917 sur la ville d’Ypres en Belgique, d’où son nom. Curieusement, dans le traitement de la crise qui nous préoccupe où des mots excessifs ont été prononcés par Joe Biden avec une assistance matérielle proche de la co-belligérance dans le sens de l’excitation d’une prétendue combativité des ukrainiens, les américains ne semblent pas déduire les mêmes effets des mêmes causes selon le point de vue d’où ils jugent le déroulement tactique de l’invasion russe. Ils poussent la Russie à se trouver rapidement dans une situation envisagée avec beaucoup de précaution s’il advenait qu’elle fût la leur et que le professeur Edward Luttwak résume dans son ouvrage « Le paradoxe de la stratégie » comme suit : « En d’autres termes, il n’est besoin de soustraire aucune force militaire à l’effort défensif pour constituer une force de représailles dont les capacités de destruction seront vastes mais dont la puissance de résistance serait limitée devant l’avance ennemie. »

La mésalliance est le mot tout trouvé pour désigner la seconde catégorie de risques qui ne semblent pas avoir été pesés, ni même prévus par l’OTAN ou plus précisément par les USA, exposant leur propre sécurité aux suites catastrophiques de la mise en jeu automatique de l’article 5 évoqué plus haut contre l’agresseur, s’il est puissance nucléaire, de l’un des membres de ladite organisation. D’aucune utilité est par ailleurs le débat qui porterait sur la qualification de conformité au texte de l’acte de guerre déclencheur de la riposte solidaire tant les situations à affronter resteront variées et fluctuantes, en un mot, imprévisibles. Dans toutes les relations associatives humaines, déterminées par un intérêt commun, ou parfois même animales, dictées par l’instinct de conservation, on observe généralement chez les individus les moins contributifs ou les plus faibles, non seulement un sens très relatif de la responsabilité de groupe, mais surtout une certaine légèreté à accepter les inconvénients répercutés sur eux-mêmes des immenses pertes et malheurs que leurs agissements pernicieux entrainent au préjudice de leurs protecteurs. En politique au moins, la faiblesse est un tort. Accueillie à bras ouverts à l’OTAN en 1999, la Pologne est à cet égard l’exemple le plus instructif que je prendrai en rappelant le rôle qu’elle a joué dans le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale et que l’on considère généralement, sans y regarder de près, comme ayant été passif. Déjà trois fois rayée de la carte, cette nation, largement compensée par le Traité de Versailles ayant, dans la foulée obtenu de la France et de la Grande Bretagne la garantie militaire de son intégrité territoriale et étant pleinement consciente de ne rien pouvoir contre une invasion des armées allemandes s’était ingéniée durant l’été 1939 à rendre son opposition à la construction d’une autoroute longeant la voie ferrée du corridor de Dantzig la plus blessante pour sa grande voisine et surtout la plus assidument provocatrice. Le mieux serait de redonner, au sujet de la Pologne, la parole à un connaisseur, en l’occurrence Napoléon 1er qui, en mars 1807, alors qu’il prenait ses quartiers d’hiver à Varsovie et s’adressant à l’envoyé de l’Empereur d’Autriche, le baron de Vincent, a livré son sentiment par ces mots « Je déteste ce pays-ci : je n’ai rien vu de plus léger et de plus inquiétant que ces gens-là, ils réunissent toutes les qualités dangereuses des autres peuples. » Dois-je préciser que qualités se disait aussi de défauts ?

Le goût marqué par les USA pour la domination déforme la perception de ses intérêts dans le monde comme l’ombre allongée par un coucher de soleil.

Abdessalem Larif

(*) voir article publié le 27/8/2021 sur fb et Tunisie Focus, sous le titre « Crépuscule des sorciers à Washington ».