Erdogan est-il allé trop loin ? La Tunisie dans la tourmente

Un rapide survol d’un siècle d’histoire, depuis l’attentat de Sarajevo, nous apprend que, moyennant deux bouleversements mondiaux, les places distribuées aux différentes nations l’ont été dans le respect de l’ordre où leurs vitalités respectives les ont situées. L’empire ottoman ayant au tout début de la période considérée volé en éclats, bien heureuse est la Turquie d’y avoir survécu, réinventée in extremis par Kémal Ataturk. Une puissance sous-régionale, voila, sans trop chercher, comment la toiser sur une échelle verrouillée par le haut à la convenance des grandes qui semblent cependant n’y avoir pas toujours veillé de sourcilleuse façon, d’où Erdogan. L’énorme turban sous lequel les caricaturistes représentent l’actuel président de la république turque me dispense de m’étendre sur sa politique étrangère passéiste autant par ses prétentions hégémoniques que par la brutalité de ses moyens. Chose impensable avant l’arrivée au pouvoir du mouvement dit « ennahdha », un pays respecté de toutes les nations du monde, la Tunisie, se trouve dans sa ligne de mire, non point par choix stratégique du prédateur, mais en manière d’offrande, par un fait avéré de trahison. Là aussi, la dégaine de conquérant observée sur le personnage lors de son dernier esclandre de Tunis est fort explicite sur le rôle de complice assigné, dans son projet d’intervention militaire en Libye, à sa prochaine victime, y laissant derrière lui la ruine morale d’un peuple qui tarde à se relever, une pègre qui l’attend en sauveur et un président pantois, embrouillé dans de vaines dénégations.

Mais au-delà des symboles, Quels sont les signes de l’issue de la crise libyenne associables aux ambitions turques en Afrique du Nord et les enseignements du passé dont nous, tunisiens, sommes en demeure de faire notre profit avant qu’il ne soit trop tard?
On désigne par lieu chargé d’histoire celui dont le passé éclaire toujours le présent, c’est-à-dire l’avenir. La méditerranée, berceau des civilisations les plus marquantes en est certainement l’illustration suprême. Ce n’est pas peu dire que, carrefour de trois continents, sur ses rivages se font face l’orient et l’occident, le nord et le sud. Quoi de plus, sans parler des richesses énergétiques dont elle regorge, pour expliquer sa position centrale dans les équilibres géostratégiques? On aura saisi, dans la foulée, la signification essentiellement militaire du concept de « lac de paix » sous le couvert diplomatique duquel la recherche dudit équilibre s’est effectuée jusqu’à l’apparition soudaine d’une réalité nouvelle où les espaces ne connaissent plus les mêmes limites du chez-soi et où les distances ne représentent plus des obstacles, le terrorisme. Je dis apparition soudaine car bien qu’il ait fait l’objet de recherches prospectives académiques et été annoncé depuis le milieu des années 1980 comme imminent, la prise en compte, comme toujours tardive, du phénomène par les politiques s’est faite dans la précipitation et en cours d’action ou de traitement tactique, une fois les agressions engagées ou, plus souvent encore, consommées. La plus grave des maladresses, erreurs ou fautes, celle aux conséquences les plus lourdes, y compris pour la sécurité de la nation qui l’a commise, les USA , a certainement été de s’en servir, voire plus cyniquement encore d’en profiter comme d’un alibi pour détruire indistinctement deux pays du Moyen-Orient et d’Asie Centrale, l’un moderne, l’autre archaïque. En effet, à l’inverse de la pax americana qui en était attendue, alors que la Fédération de Russie, héritière de l’URSS et elle-même menacée d’effritement, peinait à se reconstituer, l’épanchement apocalyptique de l’ego de l’oncle Sam a sonné l’avènement du terrorisme à grande échelle et lui a donné en quelque sorte droit de cité, pour ne pas dire lettres de noblesse. A l’évidence, le « chaos créateur », évocateur d’une théorie mathématique, en est une. Mais, avant d’en arriver là, un retour en arrière s’impose.
Depuis que le général Douglas Mac Arthur s’était fait photographier les mains dans les poches arrière de son pantalon en compagnie de l’empereur Hiro Hito, il est devenu évident que la sécurité et les intérêts américains s’étaient partout imposés en toile de fond à toute analyse portant sur une question de politique étrangère et même intérieure. Marque d’une paresse intellectuelle puis d’une sorte de mode ou air du temps, la perception de la volonté du Pentagone ou de Wall Street, plus supposée que déchiffrée, clôt les débats. Si je devais me plier à cette règle, ce dictat, ce serait toutefois sans omettre de préciser que j’ai toujours cherché à affranchir mon raisonnement des conventions, quitte, pour déboucher souvent sur les mêmes conclusions provisoires, à chercher mes arguments dans la grande littérature américaine car, autrement, comment faire pour savoir ce que pensent les américains et comment ils réfléchissent? Cette question méritait d’être posée, non point pour mieux les comprendre ni encore moins les excuser de leurs excès mais en préambule à une confession dont je sais qu’elle en fera sourire plus d’un et qui revient à soutenir que la morale a constamment été l’un des moteurs et l’un des enjeux de leur vision du monde. Je précise néanmoins que cette haute idée, faute pour moi de proposer une meilleure définition de la morale, se confond dans leurs esprits avec ce qui en tient lieu et qu’une analyse raisonnée de leur politique étrangère ne saurait être menée sans une égale considération jusqu’à ce qu’elle révèle ses propres limites. Il ne s’agit pas ici de mœurs politiques, une notion induite par des pratiques toujours plus permissives comme presque partout ailleurs et qui, si elle avait prévalu aux USA, leur aurait fait perdre depuis longtemps leur suprématie. Une démocratie pointilleuse aux règles aussi strictes a indubitablement cessé d’en être une dès lors qu’elle a fait de la vertu une de ses composantes intrinsèques et qu’elle n’avait plus besoin de lui être arrimée dans un rapport d’extranéité renvoyant occasionnellement aux valeurs défendues par les pères fondateurs, tels George Washington ou James Madison. Elle est devenue système au sens de l’analyse prônée sous le même titre par David Easton et les systèmes sont rigides. Politiques, ils ne pardonnent pas. A cet égard, les exemples historiques de dissonance, en matière de politique étrangère, ne manquent pas entre une mauvaise action du pouvoir exécutif fédéral fortuitement dévoilée et l’écho, « the feed back », qui en est renvoyé par une société dont on ne rappellera jamais assez qu’elle est restée puritaine et capable de contestation. Evidemment, la règle du jeu qui se construit au fur et à mesure suppose que tout tend à être codifié en rapport à des marqueurs éthiques dénonciateurs des tentations malignes contre lesquelles la constitution et les lois s’avèrent parfois peu dissuasives. Soit, me rétorquerait-on, mais l’invocation des principes moraux ne préjuge pas grandement de sa sincérité, d’autant que ceux-ci ne correspondent à rien de tangible et pire encore, si l’on considère que, galvaudés à tous propos, ils en deviennent, dans bien des cas, faussement gratifiants de bonne conscience. Ici aussi, je persiste à croire que le rêve américain est une réalité, certes sous-tendue par le dollar, mais aux ancrages moraux solides. Pour s’en convaincre il n’est que de se rappeler avec quelle spontanéité et quelle ferveur les multitudes américaines, le mot masses ne convenant pas, se sont mobilisées pour des causes justes, parfois enfouies dans un passé relativement lointain, derrière Harry Belafonte, Jane Fonda, Marlon Brando et qui citerais-je encore? S’agissant de leurs dirigeants et en rappelant, à titre d’exemple, les enquêtes menées en 1975 par la commission sénatoriale Frank Church sur les activités de renseignement, j’ajouterai qu’ils ne sont pas en reste dans le même ordre d’exigences et il est faux de les en croire détachés, sans scrupules, car alors je serais, non seulement curieux d’apprendre dans quel autre pays du monde leurs homologues en seraient quittes, mais surtout bien en peine de déplorer cette trop belle unanimité de jugement qui nous les fait honnir et nous aide à supporter nos malheurs, nous arabes en particulier, quand nous les soupçonnons d’y être mêlés de près ou de loin. Bien sûr, il appartiendra à chacun de nous de se faire sa propre idée sur cette question. Seulement, j’y associerai le souhait que, pour la défendre, il puisse faire sa part d’examen de conscience. C‘est à ce prix que le pas le plus difficile sur la voie du recouvrement de notre estime pour nous-mêmes sera franchi et je n’ai pas encore parlé de fierté nationale. La dérive expansionniste des USA est souvent confondue avec l’impérialisme sous les formes les plus diverses duquel elle s’exprime ou se manifeste or, si en pratique leur distinction est de peu d’intérêt, il importe au plus haut point qu’elle soit faite entre la première en tant que donnée factuelle et le second dont elle n’est pas un succédané, ceci ne pouvant du reste lui avoir servi de substrat, c’est-à-dire de base idéologique ou dogme primordial comme le fugace panaméricanisme de James Monroe. Ainsi donc, le réaménagement des relations internationales, conséquent, entre autres, à l’entrée en scène de nouvelles grandes puissances désignées par leurs initiales BRICS, ne se heurtera outre-Atlantique à aucun fixisme unilatéral et le retour à la doctrine « l’Amérique aux américains » s’inscrit en droite ligne dans le choix de « l’Amérique d’abords »(America first) aujourd’hui proclamé on ne peut plus résolument, quoique prosaïquement aussi si l’on considère le reniement de tant d’engagements internationaux. Le mythe dont je viens de revisiter rapidement l’attribut le plus flatteur a vécu. C’est une véritable autopsie que le versant international de la morale politique américaine appelle aujourd’hui, une œuvre fastidieuse, il est vrai, mais à laquelle ne doivent pas manquer d’être posés en repères, les sommets que furent le plan en quatorze points de W. Wilson pour la Conférence de la paix de Paris en 1919, dont celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et la Nouvelle Frontière, « the New Frontier », de J.F.Kennedy, une vision de l’avenir alliant alors à la conquête de l’espace le retour introspectif des américains sur eux-mêmes, le corollaire en étant bien sûr l’instauration de rapports internationaux d’une meilleure qualité ainsi que l’espoir en a pointé réellement sur la foi, toujours à titre d’exemple, d’une correspondance personnelle entretenue un temps entre le président américain cité en second lieu et son homologue égyptien, G. Abdelnasser. En mettant le curseur en position départ sur le 2 août 1945, date de clôture de la Conférence de Potsdam, trois périodes se dessinent, caractérisées chacune par un mode particulier de distanciation entre les choix stratégiques de la classe politique américaine, d’une part, et le sens moral partagé dans le pays profond que celle-là a essayé de ménager avec des fortunes diverses ou surtout dont elle a toujours pris soin de les parer contre toute vraisemblance jusqu’aux dernières élections présidentielles, d’autre part. Les états d’esprit collectifs sur lesquels ces distanciations se sont déterminées ont pour noms la peur, l’émotion et la trivialité. La première, en pleine guerre froide et jusqu’à l’effondrement de l’URSS en 1991, n’a fait qu’éclipser, quoique épisodiquement, ledit sens moral toujours en éveil sous des déferlantes allant du Maccarthysme et ses effets psychologiques persistants durant la décennie 1950, à la détente douteusement ressentie de 1962 à 1975 et qui a suivi immédiatement la crise des missiles soviétiques de Cuba. La deuxième l’a émoussé durablement sous l’effet des attentats terroristes du 11 septembre 2001. Enfin, la troisième, personnifiée par l’actuel locataire de la Maison Blanche, l’a totalement exclu du champ politique. Je démontrerai plus loin l’incidence que cette dégradation de valeurs, longtemps affichées comme proprement américaines, ne pouvait manquer d’avoir sur les événements annoncés en introduction. Il convient maintenant de les replacer dans l’écheveau trouble et quelque peu improvisé dans lequel les relations internationales se sont empêtrées pour les rendre possibles.
« Une bénédiction d’Allah, rapporte la littérature politique de ce que professaient, au début du siècle dernier, certainement sans le penser comme toujours les mal nommés ulémas d’Arabie, que la terre avare qu’il avait voulue leur, nue, où presque rien ne pousse sous un soleil de plomb, sans attrait pour les étrangers et tenant éloignés d’eux les colonisateurs maudits. »
J’aurais été bien aise d’éviter ce trait d’esprit s’il s’en était offert de moins cruel en entrée de la deuxième partie du présent exposé consacrée, plus brièvement, au décrochage de la stratégie de domination militaro-économique des USA au Moyen-Orient où leur mainmise multiforme sur les ressources fossiles d’énergie, dont il est si riche, représente encore l’épicentre « vital » de leurs intérêts dans le monde. Il n’est pas faux de dire que si la deuxième guerre mondiale avait été enseignée en leçon de chose comme elle aurait pu l’être, elle aurait eu le pétrole pour titre et il n’est pas difficile d’imaginer quel sort aurait été celui des armes sans les pannes sèches subies par les blindés allemands en novembre 1942 à El Alamein et en janvier 1945 dans les Ardennes. Personne ne pouvait le savoir mieux que le Général D. Eisenhower, chef suprême des forces alliées occidentales en Europe qui, dans le sillon creusé le 14 février 1945 par le président F.D. Roosevelt pour la prospérité de sa nation en échange de la protection à terme du trône des Al Saoud, pacte scellé à l’ombre des monstrueuses tourelles d’artillerie du croiseur USS Quincy, allait, de la Maison Blanche à lui échue huit ans plus tard et au lendemain de l’agression britannique, française et israélienne d’octobre 1956 sur l’Egypte, semer les graines de la doctrine portant son nom. Ce corpus de règles à observer dans les relations des USA avec les états de la région, pour maintenir les uns dans leur giron et détourner autant que faire se pouvait les autres du chemin de Moscou, devait fonctionner à l’aide de deux leviers, le soutien économique et les fournitures d’armes. A leur demande! Sans trop tarder, les dessous peu affriolants qu’une telle politique laissait déjà transparaître derrière une démarche théorique trop soyeuse pourrait-on dire en matières de souveraineté et d’indépendance, mais banalement traduisibles en spoliation des richesses naturelles, corruption des dirigeants et oppression des peuples, ont fait surface pour la première fois sous la forme du débarquement, le 15 juillet 1958, de 15.000 « marines » sur les plages du Liban. Ainsi, le masque de prévenance tombé, n’y eut-il plus à la défense des intérêts stratégiques américains dans la région qu’à se rabattre sur la ligne générale de l’endiguement du bloc soviétique, « the containment », définie en 1947 par H.S. Truman puis portée à saturation par un activisme intense de la CIA et une présence militaire aux mailles serrées, principalement autour du Golfe Persique ou Arabique, peu importe. Par ailleurs, la question pouvant se poser du rôle joué dans le dispositif ci-dessus esquissé par l’état nouvellement créé d’Israël, il n’ajoute rien de le rappeler ou de revenir sur les guerres, conflits armés endémiques, révolutions et coups d’état dont la région devint jusqu’à ce jour le théâtre ensanglanté, sauf pour rétablir la vérité sur le processus dont sont sorties la carte étendue à l’Asie Centrale et à l’Afrique du Nord d’un fantasque « Nouveau Moyen-Orient » et l’idée qui ne l’est pas moins d’un « chaos créateur », préalable à sa construction. Ce furent là les deux concepts sans crédit dont le président B. Obama a hérité de l’administration G.W. Bush, consacrant la perte pour les USA de la capacité de stabiliser leur politique étrangère sur des fondamentaux partout assimilables, une capacité pourtant indispensable au maintien de leur rang de première puissance mondiale. En effet, la vindicte globale, comme tout avait tendance à le devenir faute de repères, principalement déversée par le précédent président sur l’Irak, sans lien avec les événements du 11 septembre 2001, dans le mensonge et avec les dommages humains et matériels inqualifiables que l’on sait avait totalement délité la notion de sécurité de tout support stratégique. Pour autant que l’espoir fût nourri de sauver les apparences alors que le leadership américain avait périclité, souvenez vous d’un lancer de chaussure à Baghdad, que restait-il d’autre que de feindre d’en avoir prévu et voulu les conséquences incontrôlables que sont pour longtemps encore, à une échelle jamais atteinte auparavant par le terrorisme, les prétentions d’un état islamique d’Irak (ISIS) proclamé le 13 octobre 2006 et étendu au Levant (EIIL ou DAESH) le 9 mars 2013, sinon ledit « chaos créateur » ? Une pitrerie macabre concoctée par la secrétaire d’état Gondolezza Rice en récupération d’une erreur dénoncée par les plus éminents observateurs et acteurs politiques américains dont je citerai en particulier un militaire, ancien commandant suprême de l’OTAN et candidat aux primaires démocrates pour les élections présidentielles de 2004, le général Wesley K. Clark dans son livre paru aux éditions du Seuil en avril 2004 « La guerre d’Irak, le terrorisme et l’empire américain », et le président G.H. Bush, le père, qui, dans une biographie à paraître, en fait reproche aux mauvais conseillers qu’ont été pour son fils le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld. L’orfèvre, succédant au bûcheron, Obama avait beau y faire, comme au confessionnal, en promettant le 4 juin 2009 devant les professeurs de l’Université du Caire un nouveau départ « new beginning », non seulement il n’y pouvait plus rien, mais, en caressant l’islam dans le sens du poil, a donné de très mauvaises idées aux islamistes dont il était chimérique de distinguer une catégorie modérée qui, du reste, n’a jamais existé. Des années plus tard, il ressort de la lecture la plus attentive des énonciations du deuxième paragraphe- page 7 de la National Security Strategy d’Obama NSS 2015, que rien de redevable à une maîtrise minimale du sujet n’a été relevé concernant l’origine, le but et les moyens d’action du terrorisme au Moyen-Orient, à part sa qualification de phénomène durable, empreint d’idéologie, lié à des structures étatiques et susceptible d’accès à un armement nucléaire, de même que rien n’a été envisagé pour le combattre. Une stratégie aussi hésitante et aussi lacunaire n’en est pas une.
Sans ressorts éthiques ni repères préétablis pour la conduite d’une politique étrangère cohérente, les USA étaient désormais condamnés à l’improvisation, donc à l’échec et au repli.
Telle m’a semblé devoir être l’explication la plus concise que je puisse tenter du contexte ayant déterminé jusqu’à un passé récent la perception prudente des intérêts américains qu’avaient toujours eue les dirigeants des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ou auxquels il en avait coûté de les avoir ignorés. De ce point de vue, les verrous inhibitoires du rôle du gendarme du monde ayant sauté, Erdogan pouvait croire la voie ouverte devant lui pour faire de la Turquie, jusqu’alors sous-régionale, une puissance régionale. Le pourra t-il vraiment?
Essayer ou plus familièrement tenter le coup ne se fait pas en politique, entreprendre, oui. C’est vraisemblablement dans ce dernier esprit qu’ayant trop patienté puis désespéré de voir la porte de l’Union Européenne s’ouvrir devant elle, tant s’accumulaient en cette année 2010 les signes du rejet de sa candidature, la Turquie, revigorée par une économie en essor soutenu, se devait de redéfinir la zone d’échanges et de coopération dont sa prospérité était devenue assez abruptement tributaire. La géographie ne lui en laissant pas le choix, son regard s’est porté sur ses voisins dont elle s’était détournée fort longtemps au profit d’Israël, entretenant avec l’ennemi des peuples arabes des relations plus qu’amicales, poussées jusqu’au partenariat industriel militaire et à l’organisation de manœuvres conjointes. Les turcs n’aiment pas les arabes et ces derniers le leur rendent bien. Trop de mauvais souvenirs, si l’on excepte en ce qui nous concerne celui, délicieux, de la baklawa, embuaient ce regard qui se voulait neuf sur des contrées où le fardeau ottoman avait été mal supporté et auxquels s’ajoutait, postérieurement à la chute de l’empire, le ressentiment général occasionné en Syrie et en Irak par une retenue désastreuse des eaux de l’Euphrate et du Tigre pour que le gouvernement R.T. Erdogan ne crût d’abord nécessaire de déblayer le terrain devant de meilleures relations à venir. Ce fut vite fait, fin du mois de mai de la même année, en organisant cette équipée maritime partie d’Istanbul autour du ferry Mavi Marmara pour faire parvenir une aide humanitaire aux palestiniens de gaza et forcer si nécessaire le blocus auquel leur territoire était soumis, mais qui, contrée par un abordage des gardes-côtes israéliens, s’est soldée par la mort de neuf passagers turcs et a notamment donné lieu à un gel des relations diplomatiques et à des poursuites pénales internationales. Bien joué! Pouvait on se dire, quoique cette approche sentimentale avait quelque chose de douteusement innocent de la part de qui aurait misé sur la fibre caricaturale d’une certaine naïveté associée à l’opinion publique arabe, si, et rien ne permet d’en douter cette fois, dans l’intérêt bien compris des états concernés, la construction sérieuse, patiente, évolutive, concrète et équilibrée de nouvelles relations économiques était en vue. Il n’en fut rien. En écrivant ces lignes, presque dix ans après ce 14 janvier 2011 où le régime médiocrement despotique de Z.A. Ben Ali est tombé, l’idée est bannie de mon esprit d’utiliser une expression devenue impropre à désigner les soulèvements populaires qui ont ébranlé le monde arabe, aurait dit John Reed (1), La raison en est, pour ce qui concerne mon pays , qu’une révolte spontanée, suscitée par un malaise social devenu insupportable et, à ce titre, assimilable à une authentique révolution, s’est vite transformée en une « rencontre du troisième type », avec le fantôme de l’ottomanisme. L’histoire reste à faire du tour de passe-passe par lequel le mouvement dit « ennahdha » s’est trouvé en quelques jours avantagé dans la course aux pouvoirs constituant puis législatif. En tous cas, cela sent. Evidemment, si les frères musulmans avaient conservé le pouvoir en Egypte, rien de tel ne se serait produit car, dans ce cas précis, le mouvement dit « ennahdha », lié organiquement à la confrérie dont il est une section géographique, aurait agi en maître d’œuvre, conservé le pays dans une sphère arabo-centriste et aurait continué à le gérer selon des règles communes dictées par une instance supranationale propre. N’oublions pas qu’à Montplaisir on appelait Mohamed Morsi le « grand frère ». Mais avec la fin du régime de ce dernier, sonnée le 3 juillet 2013 par l’armée, et en ayant senti le souffle chaud et fait le dos rond, le mouvement ne pouvait plus agir qu’en sous-traitant, comme il s’est empressé de le faire, dans un rapport au « grand turc » de nature totalement différente, voire contre nature. Ce dernier, auquel on prête trop facilement, comme par courtoisie à l’égard de l’histoire, les tentations ou les réminiscences d’un califat aboli le 3 mars 1924 et désormais inconcevable sans la garde des lieux saints de la Mecque et d’El Qods, ne s’est avéré preneur qu’en redécouvrant, sollicité par les événements survenus à ses frontières d’abords, une veine idéologique renfermant quelques rudiments d’ottomanisme repris à son compte par l’AKP, Parti de la Justice et du Développement, et précédemment rajeuni par Turgut Özal en néo-ottomanisme. Un trou noir dans lequel la Tunisie était censée disparaître. Je pèse mes mots. Néanmoins, une question extrêmement importante se pose avant de scruter utilement l’avenir, celle de savoir si l’abandon de notre pays à la Turquie a résulté du télescopage de l’arrivée d’« ennahda » au pouvoir avec une conjoncture internationale marquée d’expansionnisme de la part de cette dernière, ou de la rupture d’un cours distinct, d’un vide crée par l’échec de l’expérience islamiste égyptienne et l’option gravitationnelle apparue subsidiairement pour la domination d’une puissance historiquement réhabilitable au seul souvenir, tenez vous bien, de Sinan Pacha(2). La seconde proposition me semble la plus plausible. En effet, il est impensable que la Tunisie ait figuré au menu d’un Erdogan que l’on imaginerait en méditation et soudain inspiré devant une carte de la méditerranée. La vocation impériale ne pouvait avoir commencé à se faire place dans sa vision d’avenir sans que les effets d’entraînement des implications de son armée, d’abords préventives des risques de débordement sur les provinces kurdes, dans les guerres civiles en Syrie et en Irak, n’aient évolué en opportunités hégémoniques dans leurs propres limites sous-régionales. Si du côté turc, ainsi que je l’ai laissé entrevoir plus haut, les arguments expansionnistes tirés d’une prospérité économique évidente et d’un besoin urgent de marchés extérieurs ne manquaient pas pour que « le coup soit tenté » et avant que l’échec n’en fût consommé dans les deux pays voisins, l’élargissement des ambitions, ouvertement coloniales, à l’Afrique du Nord répond à une offre émanant du mouvement dit « ennahdha » et à lui dictée par un besoin existentiel de protection.
Surprendrais-je encore si j’affirmais que la formation dont il est question, qui n’a pas encore le pouvoir, car tout le secret est dans ce qui l’en sépare, mais qui pèse le plus lourdement sur les pouvoirs, n’est et ne peut être un parti politique? Pourtant, par delà les considérations qui ne l’en distinguent point, telles ses capacités statutaires et les modalités juridiques qui régissent ses rapports à l’état, à la société et aux autres acteurs politiques nationaux et étrangers, il est bien réel que les outils conceptuels d’une analyse académique s’avèrent, dans son cas précis, inopérants et inutiles. A cela trois raisons. La première, d’ordre général, tient à l’absurdité même de l’exercice par des mortels d’un pouvoir d’inspiration divine, impossible à relayer ici-bas sans lui faire suivre un cours autodestructif à l’infini ainsi que j’ai essayé de l’aborder par quelques arguments dans une publication datée du 14 janvier 2018, sous le titre « Le contrat social, miroir aux alouettes. Un regard sur nous-mêmes. » La deuxième est tirée d’une culture de revanche que les membres de la confrérie ont développée, sans en faire d’ailleurs mystère, à l’égard de la nation arabe ou seulement tunisienne, mais dans le deuxième cas qui nous préoccupe, en la poussant à un tel degré d’aigreur que l’on peut parler de deuxième nature, une malfaçon imputable toutefois aux méthodes répressives démentielles appliquées sous le régime de Ben Ali. De cela, je puis témoigner puisqu’il m’a été personnellement donné de constater les traces des tortures infligées par les enquêteurs de la sécurité de l’état à l’un des accusés que j’ai défendus devant les chambres criminelles du Tribunal Militaire Permanent de Tunis au cours des procès de l’été 1992. Ses ongles avaient été arrachés, de tous ses doigts et orteils. Quant à la troisième raison, elle se trouve dans le comportement délictuel qui a été le leur et celui de certaines catégories interlopes de citoyens drainées dans leur sillage. Trop de présomptions, sérieuses et concordantes, attestées haut et fort par des sources dignes de foi les désignent à des poursuites pénales sur des chefs d’inculpation extrêmement graves comme les assassinats d’adversaires politiques, le terrorisme, le pillage du trésor public et autres atteintes aux personnes et aux biens publics et privés. Ce sont là les produits d’une dérive sociétale ancienne, non seulement ignorée ou mal maîtrisée à ses débuts, mais devant laquelle, « de facto », un accès inespéré à la scène politique, malgré des accointances étrangères indubitables, à été imprudemment donné par un excellent professeur de lettres arabes qui, au lieu de servir son pays comme il l’aurait certainement mieux fait dans un lycée, a fait de son inénarrable primature celle de tous les échecs, Mohamed Mzali, Dieu ait pitié de son âme. A ce propos, je ne cache pas ma crainte pour la Tunisie que, surgissant du monde des chimères, un rêveur de plus, beaucoup moins disert cette fois, et bercé par la geste d’Omar Ibn El Khattab, ne se trouvât sur son chemin, mais passons. De la nuée de despérados agglutinée au mouvement dit « ennahdha » et qui s’est abattue sur ce pays après la chute de Ben Ali a éclos une classe politique ou plutôt une coterie dont l’immoralité, étalée au grand jour, l’a couvert de honte. A lui seul, sans le burlesque de ce qui a pu en être dit d’éblouissant pour toute l’humanité, le spectacle sordide de la curée qu’il n’allait pas tarder à offrir au monde entier ne pouvait être, aux yeux de qui sait voir, que celui d’une grande faiblesse. Une irrésistible tentation pour qui sait manœuvrer. « Quand on parle du loup, on voit sa queue » dit un proverbe français.
La Turquie, dépouillée dans notre mémoire collective de quoique ce fût qui nous en rapprochât de plus que d’être occasionnellement devenue du temps de Ben Ali une destination touristique de shopping pour nos futures mariées, en substitution à une Italie devenue moins librement accessible et plus chère, n’avait pas auparavant brillé aux yeux de Bourguiba ou représenté un partenaire fiable de la Tunisie. Marquée du sceau de la guigne et prenant curieusement à défaut toute la circonspection du Combattant Suprême à l’égard des régimes militaires d’orient dont celui du général Gemal Gürsel, fraichement installé par la force des baïonnettes, la coopération abordée avec ce pays au début des années soixante avait trébuché dès le premier pas sur une tentative de coup d’état, menée à Ankara dans la nuit du 21 mai 1963 par le colonel Talat Aydemir, un récidiviste, directeur de l’Académie Militaire Turque, avec pour troupes d’assaut, les cadets de ladite académie qu’il avait briefés en présence de leurs seize camarades tunisiens, issus du CPGEM (Centre de Préparation aux Grandes Ecoles Militaires) et qui achevaient leur formation dans les blindés. Deux jours après, ces derniers s’entendaient dire par le Secrétaire d’Etat à la Défense, Bahi Ladgham, dans son bureau, qu’une leçon de trop leur avait été dispensée mais que leur patriotisme, lui, ne serait pas de trop dans les carrières à eux désormais ouvertes dans d’autres départements comme ceux de l’Agriculture ou des PTT. Ratées ! puis-je dire aussi de nos relations commerciales au souvenir des pommes avariées qui ont servi à payer nos exportations de phosphate en 1983 et les exemples ne manquent pas d’une coopération poussive étalée sur une longue période, sans relief jusqu’à la construction récente de l’aéroport d’Enfidha, confié à une entreprise turque sur appel à la concurrence internationale. Ces remarques que d’aucuns trouveraient sorties d’un carquois ne me sont pas inspirées par un dépit compréhensible, que je ne nie pas devant l’insolence du traitement que les dirigeants d’Ankara réservent à mon pays depuis la révision en 2013 de l’accord de libre échange conclu en 2004, mais par la nature cachée de leurs relations avec les satrapes de Tunis et qui aurait manqué à l’explication de ce qu’elles ont de nouveau, plus proche de l’ascendant psychologique que de la connivence entre égaux. N’eût été la servilité de ces derniers, prix de leur protection en cas de malheur, la balance commerciale entre les deux pays ne pouvait accuser plus scandaleux déséquilibre que dans la proportion de quatre à un. C’est déjà cela vendre la Tunisie.
Jusqu’à ce que les vieux démons se soient réveillés en elle en 2014, la première économie du Moyen-Orient, principalement soutenue par un marché intérieur de 78 millions de consommateurs, aujourd’hui 82 millions, ne faisait pas illusion. Son PIB de 934,2 milliards US$ était redevable pour un quart (26,5%) à une industrie facile à capitaux majoritairement étrangers, axée sur la fabrication sous licences des produits à forte valeur ajoutée dont, pour une part considérable, des équipements militaires, deux tiers (64%) aux services et à peine un dixième (9,5%) à l’agriculture. Ayant connu au cours de la décennie précédente une croissance certaine, attestée par un taux moyen de 5,2% et affichant alors l’ambition d’un PIB de 2.000 milliards US$ pour le centenaire de la république en 2023, la Turquie s’en éloigne depuis la date charnière sus-indiquée dans une chute effrénée avec un PIB en diminution de 168,2 milliards US$ pour 2018, un taux de croissance pratiquement nul pour 2019 puisque estimé par le FMI 0,25% et une inflation galopante, tout cela sans compter une aggravation du taux de chômage qui frôle actuellement les 15% et un endettement représentant le tiers du PIB. Nous avons là un cancre, classé BB par Standard and Poor’s. C’est dire si l’intelligence a manqué à cette nation qui tout au long de son histoire, non seulement n’a produit ni savants ni chercheurs mais n’a exercé, malgré sa taille, aucun attrait moral sur son environnement, confinée qu’elle était dans le rôle moyennement rétribué de chaînon du système défensif américain aux frontières de l’URSS en son temps et ne s’étant produite sur la scène internationale qu’à deux reprises, la première soldée par la lamentable fausse note du pacte de Baghdad en juillet 1958 sous la baguette de G. Abddelnasser, la seconde par l’invasion militaire d’une partie de Chypre, « opération Attila », précédée le 22 juillet 1974 par la grossière erreur de l’aviation turque qui avait pris pour cibles trois destroyers turcs, et en a envoyé un par le fond. Une puissance sous-régionale vous disais-je. Mais, pourquoi 2014 ? La proclamation de l’état islamique d’Irak et de Syrie, le 29 juin de cette année là a sans doute marqué le début du processus infernal dont nous observons aujourd’hui les développements à nos frontières, seulement si rien ne permettait alors de prévoir le rôle que la Turquie allait y jouer, il eût fallu, pour déchiffrer ses intentions, s’interroger sur les raisons du doublement précipité de ses importations de produits pétroliers. En effet, nonobstant les réserves stratégiques nécessairement constituées depuis fort longtemps, ses importations qui étaient, selon les sources du marché officiel, de 18.554.000 tonnes en 2013 ont atteint l’année suivante le chiffre officiel de 32.500.000 tonnes auquel s’ajoute celui, non comptabilisé, de ses approvisionnements illicites auprès de DAESH-Iraq. A cela une seule explication s’impose, le stockage du carburant en prévision d’une campagne militaire lointaine et durable. Ici, signe du retard mental que les dirigeants actuels de la Turquie partagent avec leurs émules de l’islamisme politique quand ils essaient sur eux-mêmes les parures du progrès, le schéma colonialiste éculé dans lequel ils sont englués constitue un lourd handicap, surtout qu’en l’occurrence le pétrole n’est pas seulement le moyen mais le but final d’une entreprise qui rappelle celle du Japon de 1941 sur le carton de laquelle il suffit de lire « Libye » au lieu d’« Indonésie ». Avec la mise en chantier du porte-avions TCG Anadolu le 30 avril 2016 , répondant à un trop nouveau besoin de capacité de projection hors des abords immédiats de l’Asie Mineure et compte tenu d’un temps d’études de deux ans au moins, tout porte à croire que la décision de mettre la main sur la Libye a été prise en 2014 avec à la clé l’indispensable et non moins forcée complicité de la Tunisie. Chose incompréhensible autrement, le jeu fourbe, devenu routinier, auquel les manipulateurs préposés du mouvement dit « ennahdha » se livrent depuis trop longtemps pour accréditer auprès de l’opinion publique une autolimitation légaliste de leur appétit de pouvoir, cache en réalité la conscience aigue qu’ils ont de leur faiblesse et leur souci subséquent de n’étaler leurs cartes qu’une fois leur seul et dernier protecteur suffisamment bien installé dans le pays frère, ou, comme il leur tarde de se l’entendre plus que chuchoter, le pays de leurs frères. Là aussi, d’un point de vue strictement militaire, le rêve est fou parce qu’au lieu de renforcer la puissance de leur marine, la nouvelle unité qui sera opérationnelle au bout d’une année au moins, l’affaiblira en en accaparant pour son escorte une partie d’autant plus importante qu’elle sera très dangereusement exposée dans ses mouvements aux tirs de toutes sortes d’engins en provenance des nombreuses iles de la méditerrané orientale, plus particulièrement celles de la Mer Egée entre lesquelles elle devra pratiquement slalomer. De conception hybride et embarquant avions et hélicoptères, ses missions de courte durée devront avoir des objectifs préalablement localisés avec la plus grande précision, donc des installations fixes et, de ce fait, bien protégées, ce qui ne permettra pas d’apporter dans des conditions favorables un appui tactique à des corps expéditionnaires opérant en profondeur, loin des côtes, à moins que ses caractéristiques n’aient été définies spécifiquement pour le théâtre d’opération libyen. En tous cas, il ne pourra servir de base arrière qu’à des troupes à effectifs réduites amenées à pied d’œuvre à son bord pour des missions rapides, ponctuelles, sans impact sur le déroulement intermittent et volatile d’une guérilla urbaine. A ce propos, il serait intéressant de remonter le cours de l’histoire militaire de l’empire Ottoman, un pléonasme puisqu’elle n’a été que militaire, et de rechercher, patiemment faut-il le préciser, les signes du sens stratégique laissés par ses généraux sur les champs de batailles. C’est à se demander s’ils établissaient des plans à leurs opérations, toujours frontales, massives et, quand elles étaient victorieuses, où l’engagement quasi stoïque de l’homme de troupe a toujours fait la différence. Un esprit nouveau, moins obtus, peut avoir été insufflé à l’armée turque actuelle par mimétisme atlantique, nous ne tarderons pas à le savoir et il n’est qu’une manière pour elle de le démonter, celle de la confiscation franche du pouvoir politique dans l’impasse, pour un retour de l’état à sa laïcité et à sa prudence Kémaliennes dont je crois avoir expliqué la très forte probabilité sur facebook, le 20 août 2016, sous le titre « Armée turque, l’heure de vérité ». Un grief dont leçon devrait être prise de l’histoire s’ajoutera tôt ou tard à ceux, encore refoulés, de l’état-major à l’endroit du président de la république coupable d’avoir humilié les forces armées au-delà du châtiment des auteurs peu nombreux du putsch manqué du 15 juillet 2016 et de les avoir affaiblies pour longtemps en limogeant dans la foulée 178 généraux et amiraux. Insupportable se révélera un jour l’articulation opérationnelle de milices levées dans les bas-fonds et constituées de mercenaires sans foi ni loi sur un dispositif de couverture et de coordination à distance de l’armée, c’est-à-dire des groupes de premier contact, trop dangereux pour celle-ci en cas de confrontation symétrique avec une tierce puissance. C’est aussi et surtout une très mauvaise fréquentation, plus repoussante aujourd’hui pour les militaires que celle, imposée à leurs anciens, des hordes kurdes de la Hamidiyé ou cosaques d’Abdelhamid II, maintenues en activité sous la dénomination de cavalerie légère tribale après la destitution en 1909 du susnommé sultan et dont les exactions sur les populations civiles, dont notamment le génocide arménien, ont marqué l’histoire de la Turquie de taches indélébiles. Au sens où les comportements restent les mêmes à travers les âges quand ils s’enferment dans les mêmes dogmes, il ya quelque chose d’atavique qui se réincarne en la personnalité d’Erdogan par cette propension à la brutalité qui transparait à travers la manière authentiquement hussarde dont il a mené les amendements constitutionnels et administratifs pour renforcer son pouvoir à l’intérieur du pays qu’il dirige sur le fil du rasoir, en sursis d’une chute brutale dont les causes s’accumulent sans cesse. Coulant de la même source pour un sultan anachronique, de surcroît oublieux des défaites maritimes de Lépante en 1571 et de Navarin en 1827, les initiatives qu’il a prises au pas de charge sur l’échiquier méditerranéen en affirmation de prétentions territoriales telles que l’implantation de deux bases militaires dans l’est de la Libye, prélude à son occupation, et la conclusion avec son vassal Fayez Sarraj d’un accord de délimitation d’une zone maritime d’exploitation exclusive « commune » est inacceptable, pas seulement par les états de la région. Dans cette seconde perspective, si la Turquie prenait matériellement la moindre mesure en exécution de son projet, elle se rendrait coupable de piraterie. Quoique les termes de la convention de Montego Bay que la Turquie est l’un des rares pays à n’avoir pas signée, ne lui soient pas opposables, l’aberration saute aux yeux de la ligne diagonale suivie dans le tracé de ladite zone à travers celle qui sépare, sur une distance beaucoup plus courte, les deux états côtiers de Grèce et d’Egypte, signataires de la convention. Si cet accord turco-libyen n’est pas pris au sérieux, le déploiement des moyens militaires à quelques encablures de nos côtes et de nos frontières sahariennes a pris tournure, suscitant la préparation ou la mise en état de pré-alerte des armées égyptiennes pour une intervention défensive sur le territoire libyen en rapport à la ligne rouge Syrte-El Joufra définie par le Président Sissi mais dont il y a tout lieu de prévoir qu’elle pourra devenir préventive en cas d’implication significative de forces turques dans les opérations en tout autre lieu. L’armée égyptienne dont il faut dire deux mots n’est plus celle d’Abdelhakim Amer, car elle s’apparente aujourd’hui à celle d’Ibrahim Pacha qui avait arraché la Palestine et la Syrie à la domination ottomane et qui, alignant seulement 15.000 hommes, avait infligé le 21 décembre 1832 à 100.000 soldats ottomans, affrontés à Konya, la pire défaite de leur histoire.
La partie serrée dans laquelle Erdogan joue visiblement son va-tout justifie la crainte partagée dans la région d’une déflagration de grande ampleur et la plus vive attention apportée par les états directement ou indirectement intéressés à tout ce qui y bouge. Cet homme à la gâchette facile, récemment titré en cela par l’incident naval du 10 juin 2020 au cours duquel la frégate française Colbert a fait l’objet de l’activation du radar de tir d’une unité turque similaire, ne reculera pas car il sait que l’armée qu’il aura entraînée dans une aventure d’un autre temps l’attend de pied ferme pour lui demander des comptes en cas d’échec. Ainsi, à la question figurant au titre de cette communication, la réponse est oui, Erdogan est allé trop loin en ce sens qu’il s’est mis dans une situation qui le pousse de manière univoque à aller encore plus loin. A la suivante, de savoir s’il réussira la réponse est non. Le coup d’arrêt qui lui sera opposé a peu de chances d’être redevable à la diplomatie, mais sur le terrain où il est impensable que l’Egypte et l’Algérie le laisseront faire, à moins qu’il ne se résolve à abandonner la partie à temps et à affronter son sort. L’OTAN, moribonde sans cela, n’y survivra pas. Une chose est acquise, les régimes et mouvements se réclamant de l’islamisme sont pris à leur propre jeu.
Evidemment, ce ne sont là que des parcelles de vérité qui attendent, en ce qui concerne la Tunisie, le verdict de l’histoire pour s’ordonner en épilogue de l’une des plus cruciales épreuves auxquelles elle puisse être confrontée. Le tableau est inquiétant et il est utile qu’il soit perçu ainsi.
Le basculement de notre pays vers une confrontation armée interne, désigné avec beaucoup de légèreté par l’appellation conventionnelle de guerre civile dans la bouche de plus d’un politicien marri, n’a pas donné de signes flagrants pouvant le faire craindre. Il s’en suit bien sûr, sinon une certaine tranquillité d’esprit, du moins l’atténuation d’une vague appréhension vite chassée par cette croyance, que je partage du reste, en une spécificité tunisienne faite d’intelligence et de raison. Ces qualités nous ont trop servi, dans les crises, et il est aujourd’hui difficile de dire quand elles ont été consciemment mises à contribution pour conjurer une menace et quand elles ont servi de refuges mentaux et laissé faire la chance. C’est peut-être ce qui a inspiré au mouvement dit « ennahdha » l’ambition d’arriver à ses fins par la voie démocratique, d’abords en ajustant les institutions de la république à ses convenances, ensuite en donnant libre cours à des capacités manœuvrières d’une rare fausseté et de plus en plus grossières. Cette stratégie n’a pas été seulement celle de la mauvaise plaisanterie d’un Mourou à la troisième place dans la course à Carthage, mais surtout celle qui consiste à accaparer le plus de pouvoir réel en sous main, sauter en ultime phase sur ce qu’il en reste de formel et faire tomber le rideau sur l’état moderne laïc et tolérant. Quelles que soient les apparences sous lesquelles ils dissimulent leur véritable nature, faite de penchants morbides, les frères musulmans portent la guerre comme tels bacilles portent telles maladies. La chose est donc plus qu’une hypothèse d’école. N’oublions pas que nous avons affaire à des individus aux mains tachées de sang, aux poches remplies d’argent sale, qui ont corrompu des milliers d’autres et vendu leur pays. Rien ne les fera hésiter, sous l’empire de l’instinct de conservation dans toute sa primarité, à l’y entraîner dès l’instant où se préciserait devant eux le chemin des tribunaux, celui de l’exil étant déjà fermé car, ayant échoué, aucun des états qui les ont aidés ou se sont servis d’eux ne les acceptera.
La Tunisie ne perdra rien à se tenir prête à affronter cette éventualité. Il ne fait aucun doute que le commandement de sa vaillante armée, sur laquelle rien n’a détaché de l’ignoble œuvre de dévergondage de l’Etat à laquelle le mouvement dit « ennahdha » a consacré toutes les ressources de sa malfaisance, planche sur ce sujet depuis longtemps et qu’il a élaboré les plans appropriés à chacun des développements possibles de la situation intérieure et régionale. A ces deux niveaux, la situation est dans chaque camps celle de la préparation et de l’observation selon un processus que de fois éprouvé et dont il est impératif de tirer deux leçons, la première est la rapidité avec laquelle se fait le passage à la situation de belligérance active, une affaire d’heures, la deuxième est l’apparition on ne sait comment de bandes bien armées et entraînées. Cela n’arrive pas qu’aux autres, ce qui est déjà arrivé à notre pays que nous croyions prémuni, ne suffit-il pas à nous le faire admettre?
Je m’aperçois en écrivant les dernières lignes de cet exposé dont beaucoup de mes amis me reprocheront la longueur, eu égard au support médiatique sur lequel je le publie, que je sombre moi-même dans une forme de sinistrose au point d’en oublier de m’arrêter un instant sur la promesse sérieuse d’un avenir radieux pour mon pays porté par cette vague de fond libératrice de l’obscurantisme qui s’est levée et qui s’amplifie à l’appel d’une jeune dame digne, intelligente et courageuse, j’ai nommé Abir Moussi. Maintenant que c’est fait, il me reste cependant à souhaiter du nouveau gouvernement qu’il procède, aussitôt qu’il prendra ses fonctions, au rappel sous les drapeaux de deux ou trois classes de réservistes, de travailler à l’intensification de la coopération militaire avec l’Algérie sœur déjà avancée dans le domaine naval grâce à des manœuvres conjointes de PLM(patrouilleurs lance-missiles) et d’acquérir une vingtaine d’hélicoptères d’attaque de type Mangusta ainsi que je l’avais suggéré voila plus de cinq ans.
Abdessalem Larif. 2 août 2020. .
(1) Référence à « Dix jours qui ébranlèrent le monde » de John Reed- Révolution bolchevique d’octobre 1917.
(2) Cité comme libérateur par le chef du mouvement dit « ennahdha » à l’adresse du parlement, en justification d’une dette morale de la Tunisie envers la Turquie.

Abdessalem Laarif