Déficit abyssal

La Tunisie possède une économie ouverte sur le reste du monde. La somme des exportations et des importations représentent environ 80% du PIB. En outre la Tunisie a toujours vécu avec une balance commerciale déficitaire. Et ce déficit n’est pas un mal en soi. En effet si le déficit s’explique par des importations de biens d’équipement, de matières premières et de produits semi-finis pour les besoins de l’industrie locale, le déficit de la balance commerciale est un signe de vitalité de l’économie. En outre si ce déficit commercial est couvert par ailleurs par d’autres revenus en devises provenant par exemple du secteur touristique ou des transferts des tunisiens à l’étranger, le déficit pourrait n’avoir aucun impact négatif sur les réserves de change et sur l’endettement extérieur.

Par contre si le déficit commercial est le résultat d’importations de produits de consommation courante, et notamment de produits qui ont leur équivalent en Tunisie, le déficit de la balance commerciale devient un important indicateur de déséquilibres économiques et financiers graves.

Le déficit commercial de la Tunisie a commencé à déraper à compter de 2012, aussi bien en termes de valeur qu’en termes de contenu. Il est évident que le déficit de la balance commerciale est la principale composante du déficit de la balance des paiements courants et donc de l’endettement extérieur.

2021 et 2022

Prenons l’exemple des deux années 2021 et 2022. À fin août 2022 le déficit de la balance commerciale a atteint 16,9 milliards de Dinars, soit un rythme de plus de 2 milliards de Dinars en moyenne par mois et une augmentation de plus de 61% par rapport au déficit enregistré à fin août 2021. Le déficit de la balance commerciale explose. Il constitue une véritable menace à l’ensemble des équilibres économiques et financiers du pays. Il menace en effet de faire exploser le niveau de l’endettement extérieur du pays, déjà considéré comme non soutenable. En effet le déficit commercial doit être couvert en devises. Le pays doit donc disposer de réserves de change suffisantes, sinon il doit recourir à l’endettement extérieur. La Tunisie s’est endettée lourdement pour couvrir ses déficits commerciaux enregistrés depuis 2012, mais aujourd’hui elle a de plus en plus de mal à s’endetter.

Pourquoi un tel déficit

Le déficit abyssal de la balance commerciale s’explique par des facteurs conjoncturels , et d’autres plutôt structurels.

Les deux principaux facteurs conjoncturels sont d’une part la flambée des prix de certains produits importés et notamment les carburants, les céréales ainsi que d’autres produits alimentaires, et la baisse de la valeur du Dinar par rapport au Dollar US d’autre part.

Les facteurs structurels sont bien plus inquiétants et sont plutôt d’ordre économique:

1- pourquoi la Tunisie importe-t-elle autant de carburants. La Tunisie couvrait en 2010 plus de 95% de ses besoins en hydrocarbures et carburants par sa production locale. Elle en couvre à peine 45% aujourd’hui. Pourquoi la Tunisie ne possède pas une stratégie nationale d’indépendance et de sécurité énergétique. Pourquoi la Tunisie accuse-t-elle un retard énorme en matière d’énergies alternatives non polluantes.

2- pourquoi la Tunisie importe-t-elle 60% de ses besoins en céréales. Les agriculteurs tunisiens plantaient 1.500.000 hectares en céréales en 2010. Ils n’en plantent aujourd’hui que 950.000. La Tunisie a-t-elle une stratégie pour garantir sa sécurité alimentaire. La réponse est malheureusement non. La politique des prix proposées par l’Office des Céréales aux agriculteurs tunisiens est totalement déconnectée de la réalité du marché international. La Tunisie est en effet en train de subventionner l’agriculteur ukrainien et l’agriculteur russe au lieu de favoriser la production locale et garantir notre sécurité alimentaire. La même chose est valable pour les aliments de bétail, et don pour notre production de lait, de viandes blanches et rouges.

3- la Tunisie comptait parmi les plus grands producteurs de phosphate dans le monde. Notre production s’élevait en 2010 à 8,2 millions de tonnes, et une partie importante de cette production était transformée localement en engrais avec une haute valeur ajoutée locale. La Tunisie en produit aujourd’hui environ 3 millions de tonnes par an!

4- la Tunisie était avant 2011 le quatrième plus grand fournisseur de l’Europe en textiles et habillements. Nous sommes placés aujourd’hui au 10ème rang. Heureusement que ce secteur important semble se redresser depuis quelque temps.

Les solutions

+ revoir de fond en comble notre stratégie en matière de commerce extérieur. Il faut rationaliser les importations: plusieurs analyses montrent que la Tunisie peut facilement se passer de l’équivalent de 7 à 8 milliards de Dinars d’importations non nécessaires à notre économie. Réduire les importations non nécessaires permettrait de soulager la balance commerciale , et donc la pression sur la dette extérieure. Mais cela permettrait aussi à nos entreprises locales, et notamment le PME, qui produisent pour le marché local de souffler un peu. Elles ont en effet supporté une concurrence déloyale pendant plus d’une décennie. Un nombre important de ces entreprises ont malheureusement déjà fait faillite avec des pertes de milliers d’emplois. Ceux qui nous disent que la Tunisie, étant membre de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce, ou WTO en anglais), ne peut pas empêcher certaines importations ou ne peut pas renégocier certains accords commerciaux nous induisent en erreur. Bien au contraire lorsque l’économie est en danger l’OMC non seulement vous autorise, mais elle vous encourage à prendre des mesures protectionnistes négociées avec l’OMC elle-même.

+ redresser, ou plutôt sauver notre économie qui a déjà perdu ses trois fonctions essentielles: créer de la croissance pour créer des richesses et des emplois. Tout passe par le sauvetage de l’économie et par le redressement du service public. Il faut revenir à la pratique des perspectives décennales, des plans de développement sur cinq années, des budgets économiques annuels et des budgets de l’État construits sur des hypothèses solides afin d’éviter autant que possible le recours à des lois de finances complémentaires . Le service public doit rattraper son retard. La digitalisation du service public est un projet structurant de très grande importance. Une refonte totale du fonctionnement des ports, et notamment celui de Rades, est aussi un projet structurant.

+ sauver nos entreprises publiques en restructurant celles qui doivent l’être, en recapitalisant d’autres, en privatisant partiellement ou totalement certaines entreprises publiques qui se prêtent à cela, et en liquidant celles qui doivent. Le tout sans lignes rouges, ou de n’importe quelle couleur. Seul l’intérêt public doit primer.

+ revoir notre stratégie en matière d’exportations. Le déficit de la balance commerciale devrait être couvert à hauteur de 75% au moins par les exportations. Il nous faut donc une nouvelle stratégie pour favoriser les exportations. Cette stratégie devrait inclure le fonctionnement de l’administration, les ports, les banques, la politique monétaire, etc.

Nous avons certainement les moyens de sauver notre économie, nos finances publiques, notre commerce extérieur, nos entreprises publiques et tout ce qui s’en suit. Mais en avons-nous vraiment la volonté ?

Ezzeddine Saidane