La mondialisation de la terreur islamiste

L ’histoire des assassinats des créateurs à la voix dissonante dans le monde arabo-islamique est ancienne et complexe, tandis que les épisodes où l’on innovait dans l’art de la torture physique et psychologique sont longs et cauchemardesques : du crevage des yeux à l’amputation de membres, la mutilation des organes sexuels et de la langue, ou à la mise en broche du foie que l’on servait à manger avec délectation, avec des boissons, et la mise sous terre de personnes vivantes… ! Les livres du patrimoine que les Musulmans considèrent comme le fleuron de leur histoire et exhibent sur les étagères de leurs bibliothèques privées ou publiques, ont rapporté ces atrocités avec précision, et même délectation, car il s’agit d’écrits à la solde du sultan au pouvoir qui se voyait comme l’ombre de Dieu sur Terre. À l’heure actuelle, Arabes et Musulmans n’ont pas beau coup dérogé à leurs traditions. Ils les ont plutôt développées et adaptées à la modernité, en y conservant la quintessence illustrée par un masochisme d’un genre nouveau, lequel se manifeste à travers les souffrances endurées autant par les femmes que par les intellectuels éclairés et les opposants politiques. Le meurtre a toujours été un spectacle jouissif offert au sultan et au faqih (religieux) assis à ses pieds. Sans doute les quelques détails qui nous sont parvenus de la scène d’exécution de l’écrivain Abdullah Ibn Al-Muqaffa’ constituent l’une des formes les plus abominables de ces rituels, dont le calife, son faqih et ses courtisans ont joui pendant quatorze siècles. Aujourd’hui, à l’ère de la technologie numérique, de l’intelligence artificielle et de la recherche de nouvelles galaxies viables, nous avons assisté quasiment en direct à la tentative d’assassinat du romancier Salman Rushdie, alors qu’il se préparait à une rencontre littéraire. Ce drame n’est en rien différent de l’attentat contre le romancier égyptien Naguib Mahfouz, ni des assassinats d’Abdelkader Alloula, Taher Djaout, Azeddine Medjoubi, Bakhti Benaouda et de tant d’autres en Algérie, de Farag Fouda au Caire, de Mahdi Amel ou d’Hussein M’roua à Beyrouth, ni de l’exécution du penseur Mahmoud Taha au Soudan… Ces crimes mûrement réfléchis sont perpétrés et répétés à l’envie dans cette guerre déclarée et assumée contre la raison et tout ce qui suscite la joie, la vie et la beauté. Nous devons tous nous mobiliser contre toute tentative de meurtre car elle porte atteinte à la liberté et au droit à la vie. Aussi, parce que ces crimes ne touchent plus un seul pays ou une religion en particulier, mais pèsent sur l’humanité dans sa globalité. Qu’une fatwa religieuse appelant à l’assassinat d’un écrivain auteur de fictions soit émise par le régime iranien et sa plus haute autorité, l’ayatollah Khomeini, puis confirmée par son successeur Ali Khamenei ; que sa tête soit mise à prix à des sommes faramineuses ; que des brigades spécialisées en Europe et en Amérique soient mobilisées pour assurer la protection de l’écrivain, alors que l’auteur de la fatwa lui-même a été, quelques années auparavant, sous la protection de ce même Occident et protégé par les mêmes brigades de gardes du corps : c’est totalement kafkaïen ! L’avion d’Air France qui avait transporté l’ayatollah Khomeiny de Paris à Téhéran, tout auréolé de gloire, aurait pu peut-être transporter Salman Rushdie pour l’emmener se cacher dans telle ou telle planque à travers globe ! Quelle folie ! Quelle hypocrisie ! Tout le monde est complice, à des degrés différents, de la tentative d’assassinat de Salman Rushdie, par l’acte lui-même, le silence que l’on peut qualifier de complice, la peur ou par le soutien et l’esprit de vengeance. En lisant des milliers de commentaires sur les réseaux sociaux, dont les auteurs expriment ouvertement leur joie et considèrent l’auteur de cet acte odieux comme un héros pour lequel des statues devraient être érigées dans les rues et les places des villes arabes – sans que les régimes qui prétendent dé fendre la liberté d’expression ne bougent le petit doigt – on ne peut qu’être submergé par un sentiment d’effroi. Et on se demande si le monde arabo-islamique n’est pas atteint d’une maladie collective et d’un étrange virus mental qui transcende le temps et la géographie. J’ai connu Salman Rushdie de près, et ensemble nous avons animé deux rencontres littéraires. La première s’est déroulée à l’Opéra de Strasbourg en 1996. Y ont aussi participé Assia Djebar, Rabia Djelti et Rachid Boudjedra. Ensemble, nous avons également animé un colloque au Centre Culturel Georges Pompidou, à Paris, en 1998, auquel participait aussi Jacques Derrida. C’était à l’occasion du cinquantenaire de la Déclaration des Droits de l’Homme. Au cours des deux rencontres, j’ai découvert un Sal man Rushdie calme et humble, un intellectuel qui tente de réconcilier toutes les cultures humaines : des cultures orientales indienne, arabe et perse à celles occidentales, européenne, russe ou américaine. Il vous parle des Mille et Une Nuits, d’Omar Khayyam, de Shahnameh, d’Al Mutanabi, de Dostoïevski, de Kateb Yacine, de Naguib Mahfouz, d’Ibn Arabi, du Coran, de Shakespeare, de Hafez, d’Al-Hallaj, de Dos Passos et de Cervantès, avec précision, bonheur, harmonie, sans intellectualisme et en toute modestie. Timide, il vous rappelle la discrétion des gens d’Orient, un intellectuel plutôt optimiste malgré la protection rapprochée qui l’entourait et la fatwa qui pesait sur sa tête. Intellectuel prévenant, Salman Rushdie est à l’écoute du monde et des gens, qui respecte l’avis d’autrui, mais ne fait pas dans la complaisance. C’est un farouche défenseur de la liberté d’expression. Quand j’ai connu Salman Rushdie, l’Algérie était plongée dans le sang de la décennie noire. Des fatwas de mort étaient lancées quotidiennement par les groupes islamistes armés contre des intellectuels, des écrivains, des penseurs et des artistes. Pas un jour ne passait sans qu’il y ait une victime parmi les intellectuels, les syndicalistes ou les citoyens qui osaient se référer à la raison pour tenter de comprendre le monde. Lors de ces deux rencontres, Salman Rushdie était très solidaire avec les intellectuels algériens assassinés ou contraints à l’exil. Il me demandait toujours des détails de ce qui se passait dans la vie quotidienne en Algérie. Il pensait que sa situation n’était pas plus grave que celle des intellectuels algériens et peut-être même jugeait-il qu’il était plus chanceux parce qu’il bénéficiait d’une protection. La situation que le romancier Salman Rushdie a vécue pendant plus de trente ans et le drame qu’il vit aujourd’hui, nous interpellent sur le sens de cette terreur islamiste qui s’abat sur le monde. Plus aucun coin de la terre n’est épargné. Tout le monde vit désormais sous le poids de cette ‘‘mondialisation de la terreur islamiste’’. Lorsque des sommes d’argent faramineuses sont pro mises pour tuer un romancier au nom d’une religion, l’auteur de la fatwa transforme les partisans de cette religion en quelque chose de similaire à une ‘‘horde de malfaiteurs’’. Je ne crois pas que Khomeini ait lu ‘‘Les versets sataniques’’ ni, d’ailleurs, son successeur Khamenei, et encore moins les millions d’Arabes et de Perses qui ont soutenu la fatwa en question. Seule une poignée de Musulmans vivant en Occident a lu ce roman. Pourtant tout le monde en parle et condamne le roman, comme s’il s’agissait d’un texte de la charia, alors qu’il n’en est rien. Dans le ce texte, la religion est évoquée à travers une narration fictive et sarcastique, à la manière d’Abu al-Ala al-Ma’arri dans son ‘‘Epître du pardon’’. Ce qu’il dit de l’islam et des versets dits sataniques se trouve aussi dans de nombreux ouvrages islamiques (voir page 22) que Khomeini et Khamenei conservent, sans nul doute, dans leurs bibliothèques et que tout musulman possède dans sa bibliothèque ou peut consulter dans les bibliothèques publiques. Si l’auteur de la fatwa, ses partisans et ceux qui applaudissaient à la tentative d’assassinat de Salman Rushdie consultent ce qui est dit des versets sataniques dans les livres du patrimoine islamique, les biographies du Prophète et les écrits des imams fondateurs du dogme musulman, ils pourraient en brûler des tas, sous prétexte de blasphème et d’atteinte à la religion !

Amin Zaoui