«L’appel au meurtre religieux ne connaît pas de date de péremption»

L’attentat contre Salman Rushdie trahit la peur des fanatiques, qui perçoivent l’écrivain comme un rival jetant le trouble dans leurs croyances.

Le «tueur» de Salman Rushdie est un Américain d’origine libanaise. Il a 24 ans. C’est-à-dire qu’il est plus jeune que la fatwa émise neuf ans avant sa naissance. C’est le rappel d’une évidence : l’appel au meurtre religieux ne connaît pas de date de péremption. «Maintenant, la fatwa est levée, après toutes ces années ?» Cette question fut souvent posée à l’auteur de ces lignes à propos d’un appel au meurtre à la suite de la publication d’un roman.

Malaise pour répondre, car il faut expliquer que les religions messianiques ont la dent dure et que leurs fidèles radicaux sont rancuniers. Puisque ces religieux ont l’éternité, ils ont le temps, et un imberbe croira toujours plaire à son dieu en lui offrant votre peau. Ensuite, il s’agit d’une croyance qui a besoin du diable et de tuer ce dernier, donc poussée à le faire exister. À le retrouver même dans la peau accessoire d’un écrivain ou dans son roman. On aura beau se repentir, faire acte de contrition, dans le cas de Salman Rushdie (ou d’autres), cela est inutile car l’aubaine est trop grande d’avoir un ennemi.

L’écrivain et le monde dit «musulman»

Mais pourquoi cette obsession de l’écrivain apostat, ennemi de Dieu ? Parce que l’écrivain est essentiellement rival d’un récit unique auquel croit le fanatique. L’écrivain écrit des histoires alternatives au mythe unique du croyant. L’écrivain concurrence, diverge. Il est dissident dès le premier mot. Les poètes sont d’ailleurs mal vus dans le Coran, et qualifiés de vagabonds, d’instigateurs à la futilité.

Leurs liens au Prophète ne sont pas ceux de l’amitié. L’écrivain, dans le monde dit «musulman», est déjà traître à partir du moment où il écrit, se lit, s’universalise. Les appels au meurtre et les passages à l’acte ne sont pas rares depuis des décennies. Quant aux procès d’intention contre les écrivains dans le monde dit «musulman», ils sont quotidiens. Chez soi et en Occident, menés par des exilés en mal d’identité, ou les idiots utiles de l’islamisme.

Sur un plateau de télévision libanais, une journaliste discute avec un «intellectuel». C’est le procès de Rushdie : son écriture, ses romans, ses traits. S’y déploient la théorie du complot – l’agresseur manipulé par les États-Unis pour faire pression lors des négociations sur le nucléaire –, le déni et le renversement des rôles : c’est l’écrivain qui est l’égorgeur.

Monstrueuse équivalence entre le couteau et le stylo

Cette attitude, même muette, est généralisée dans le monde arabe. Elle installe une monstrueuse et soutenue équivalence entre le maniement d’un couteau et celui d’un stylo. Dans une vanité radicale, une substitution majeure s’opère alors entre un dieu invisible et des émissaires indignés et tueurs. Je suis Dieu et je suis diffamé, donc je tue. Qui le dit ? Un homme. Et, au nom de cette équivalence, on peut alors assassiner l’écrivain.

Un autre conseil est fourni à l’occasion : «Évitez d’écrire sur ces sujets.» Lesquels ? L’islam, la religion. L’argument est qu’on y heurte certaines «sensibilités». Il est opposé aux Occidentaux et même aux coreligionnaires. Un raisonnement sournois : d’abord on n’écrit pas contre une religion, mais contre une interprétation de cette religion, au nom d’un droit de lecture. Proclamer cette interprétation comme une orthodoxie, c’est affirmer qu’une religion appartient exclusivement à certains et que leur interprétation est la bonne. De quel droit, alors ? Pourquoi certains se pensent propriétaires d’une religion ? L’interdisent au rire, à la caricature, à la digression ou à l’imagination ?

Le jeune homme au sac à dos

Autre raccourci violent : «Écrivez sur autre chose. » Faux, encore une fois. Quand on est un Algérien survivant à l’islamisme armé, on sait le caractère totalitaire de la radicalité : si vous cédez sur un droit d’imagination, on vous contestera un jour le droit d’écrire, puis d’apprendre à lire, puis de palper un livre, etc. Ce totalitarisme est graduel mais toujours «insécable». Les femmes afghanes vous le confirmeront. Car soit on écrit librement, soit on cesse de le faire y compris à propos des tulipes.

«En Occident, on réduit votre vocation à celle d’un survivant permanent et ce n’est pas flatteur pour la littérature.»

Beaucoup d’écrivains connaissent aujourd’hui la fameuse peur. Celle d’écrire, de mettre en jeu la sécurité de leur proches, la hantise du suivant dans la file d’attente lors des séances de dédicace dans les librairies, l’inquiétude de voir se rapprocher un jeune homme avec un sac à dos lors d’une rencontre. Mais qu’y faire ? La menace de mort a un curieux effet : elle vous stigmatise positivement, vous isole, vous fait sourire, moqueur, à défaut d’adopter une attitude naturelle. On y pense sans cesse, on la dépasse dans l’acte de l’écriture et du courage, mais elle est là.

En Occident, on réduit votre vocation à celle d’un survivant permanent et ce n’est pas flatteur pour la littérature, on développe une compassion gênante pour cette chose intime qu’est la peur de mourir. Dans le monde dit «musulman», on vous accuse d’en user pour vendre vos livres – un journal arabophone algérien ne rapporta l’agression contre Rushdie que sous la forme d’une insulte dérisoire : ses ventes ont augmenté sur Amazon.

Objet borgésien

On vous accuse d’usurper votre propre mort. Le corps y réagit à un coup de feu inaudible pour le reste de l’humanité. D’ailleurs, Rushdie en surmonte la moquerie toxique par le don de rire de soi et des autres, dit-on.

À la fin ? Un curieux roman circule dans le monde dit «arabe». Sa couverture n’affiche ni nom du traducteur ni la maison d’édition. Objet borgésien, comme né avant l’invention des droits d’auteur, du copyright et du dépôt légal. Objet manuscrit, frappé du sceau de l’apocryphe : c’est la traduction en arabe des Versets sataniques. Au-delà du roman, c’est cette couverture anonymisée qui interpelle. Voilà un livre dont vous êtes les héros. Ou l’anti-héros. Dont vous êtes le traducteur, l’auteur et l’éditeur. Selon votre courage.

Kamel Daoud