Tunisie : Kaïs Saïed a détruit tous les fondements de l’État de droit

Le verdict est tombé. Le tribunal de première instance de Tunis a prononcé, samedi 19 avril, des peines de 13 à 66 ans de prison à l’encontre d’une quarantaine d’accusés reconnus coupables dans l’affaire dite « complot contre la sûreté de l’État ». Un tournant historique pour le pays dont le président, Kaïs Saïed, a détruit tous les fondements de l’État de droit.

C’est un procès historique et ubuesque à la fois où le juge n’a même pas pris la peine de s’encombrer de réquisitoire ou de plaidoiries et de la défense. Un simulacre, une « mascarade », comme l’ont dénoncé unanimement les avocats, dont certains ont été interdits d’accès dans le tribunal, de même que les journalistes. Le verdict est d’une sévérité extrême : entre 13 et 66 ans de prison à l’encontre d’une quarantaine de prévenus, tous militants politiques ou associatifs, avocats ou journalistes.

Tous étaient poursuivis dans le dossier dit du « complot contre la sûreté de l’État », initié voici deux ans par une vague d’arrestations massives. Les chefs d’accusation seraient risibles s’ils n’étaient pas aussi graves, et les condamnations aussi lourdes : complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État, constitution ou appartenance à un groupe terroriste, attentats visant à modifier la forme du gouvernement ou inciter à la guerre civile, provocation de troubles, meurtres et pillages en lien avec des actes terroristes.

Une répression « pire que sous Ben Ali »

Sur les quarante accusés, neuf sont aujourd’hui détenus dans les prisons tunisiennes, dont six, Issam Chebbi, Ghazi Chaouachi, Ridha Belhaj, Khayem Turki, Abdelhamid Jelassi et Jaouhar Ben Mbarek, ont observé une grève de la faim depuis début avril pour obtenir un procès équitable, sans succès. Beaucoup ont dû prendre le chemin de l’exil : vingt-trois d’entre elles et eux sont partis à l’étranger. À la veille du procès, l’une de ces personnes, réfugiée en France, estimait dans nos colonnes que la répression atteint aujourd’hui un degré « pire que sous Ben Ali ». Enfin, huit personnes étaient en liberté lors du procès, mais pourraient être arrêtées prochainement.

Selon le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie (CRLDHT), qui a épluché l’ensemble du procès dans un long communiqué, ce « verdict nocturne », rendu public via une simple dépêche d’agence à 5 heures du matin, constitue « l’un des moments les plus sombres de l’histoire judiciaire tunisienne récente ». Selon l’un des condamnés, Kamel Jendoubi, ancien ministre parti lui aussi à l’étranger, ce verdict est un « assassinat judiciaire » qui « n’est pas une décision de justice : c’est un ordre politique exécuté par des juges aux ordres, des procureurs complices et une ministre de la Justice bras armé d’un autocrate paranoïaque ».

La peine la plus lourde, de 66 ans de prison, a été prononcée à l’encontre de Kamel Eltaief, un homme d’affaires et lobbyiste politique bien connu en Tunisie, déjà mis en cause en 2012 pour les mêmes raisons. Parmi les accusés figure un certain Bernard-Henri Lévy : ajoutée lors des dernières semaines à l’acte d’accusation, sa présence sur la liste est justifiée par des arguments qui relèvent à la fois du complotisme et de l’antisémitisme.

La destruction méthodique de l’État de droit tunisien

Révélé par le site Mondafrique, l’acte d’accusation précise que BHL « possède des investissements en Tunisie sous des noms empruntés auprès de certains juifs tunisiens » et qu’il « fait partie des agences masquées israéliennes, comme le Mossad, le Shin Bet et les Qayyun ».

Sans oublier le délire mêlant juif et franc-maçonnerie : le but de BHL serait « de nuire à l’économie tunisienne en vue de sa soumission à la normalisation avec l’entité sioniste. De plus, la personne soupçonnée, Bernard-Henri Levy, a adopté l’idéologie maçonnique ». BHL a écopé de 33 ans de prison, par contumace.

Depuis sa prise de pouvoir en juillet 2021, Kaïs Saïed – qui s’est immiscé à de nombreuses reprises dans le processus judiciaire – s’est employé à détruire méthodiquement tous les fondements de l’État : dissolution du Parlement, puis du Conseil supérieur de la magistrature, gouvernement par décrets-lois, modification de la Constitution par référendum instaurant un régime présidentiel sans véritable contre-pouvoir.

Le silence de la communauté internationale

D’autres accusés dans des affaires similaires sont toujours derrière les barreaux, comme l’avocate Sonia Dahmani, condamnée en janvier dernier à deux ans de prison, et qui a également entamé une grève de la faim. Pour l’heure, il n’y a toujours aucune réaction officielle, notamment en France, si prompte à dénoncer les turpitudes – par exemple du voisin algérien.

En mars, Emmanuel Macron a téléphoné à Kaïs Saïed pour le 69e anniversaire de l’indépendance tunisienne, sans évoquer le sujet. Quant à l’Union européenne, qui ne pipe mot, le choix est fait : la discrétion face aux agissements d’un régime dictatorial mais coopératif pour garder les frontières et chasser les migrants. « Dehors, le silence et la peur – mais aussi la résistance », conclut le CRLDHT.

Source: l’humanité.fr