Macron reconnait la responsabilité de Paris dans «la décennie de désordre» qui a secoué la Libye

Pour la première fois, un Président français reconnaît la responsabilité de Paris dans «la décennie de désordre» qui a secoué la Libye. Une posture courageuse, mais qui a aussi vocation à servir les intérêts stratégiques de Paris dans la reconstruction du pays

Mardi 23 mars, face aux nouveaux dirigeants de la Libye, Emmanuel Macron a esquissé un mea culpa pour la «décennie de désordre» qui déchire ce pays depuis l’intervention de l’OTAN contre Mouammar Kadhafi en 2011. Après des années de chaos, la Libye connaît désormais une embellie politique à la suite d’un processus sous l’égide de l’ONU, et le nouvel exécutif libyen unifié appelle désormais au «retrait immédiat» des mercenaires présents dans le pays.

Le président français s’est exprimé à l’Elysée en ces termes, rapportés par plusieurs médias dont RFI : «Nous avons une dette envers la Libye, très claire : une décennie de désordre». Une décennie qui démarre en mars 2011 avec l’opération militaire sous l’égide de l’OTAN, appelée de ses vœux par le président français d’alors, Nicolas Sarkozy. Cette opération avait abouti à la mort de Mouammar Kadhafi et plongé le pays dans le chaos et la division entre plusieurs territoires contrôlés par des autorités différentes, avec des répercussions sur la situation sécuritaire dans le Sahel.

L’ancien président américain Barack Obama avait déjà estimé que l’intervention en Libye était sa plus grande erreur, comme le rappelle RFI.

La Libye réclame le départ de tous les mercenaires

La déclaration du président français est intervenue deux jours avant que les chefs des diplomaties française, italienne et allemande effectuent, ce 25 mars, un déplacement surprise à Tripoli après l’installation d’un nouveau gouvernement unifié chargé de gérer la transition jusqu’à des élections prévues le 24 décembre prochain.

Après des années d’impasse dans un pays divisé en deux camps – l’un à l’est, l’autre à l’ouest – ce gouvernement est le fruit d’un processus politique parrainé par l’ONU pour sortir la Libye de l’ornière.

Face à ses homologues européens, la ministre libyenne des Affaires étrangères Najla al-Mangoush a réaffirmé «la nécessité du départ de tous les mercenaires de Libye et de façon immédiate», comme le rapporte l’AFP. «Le départ des mercenaires», lié aux interférences étrangères, «est essentiel pour que l’Etat libyen affirme sa souveraineté», a renchéri le ministre Français, Jean-Yves Le Drian.

L’ONU a évalué à environ 20 000 le nombre de militaires étrangers et mercenaires encore actifs en Libye.

Libye, un drame humanitaire

En effet, depuis l’intervention de l’Otan, dans laquelle la France a joué un rôle central en 2011, le pays ne s’est jamais stabilisé. Bien au contraire, la violence y a fait rage. Les différentes factions ont tenté de profité du vide politique créé par l’élimination de Kadhafi.

En l’absence de statistiques précises due à la situation chaotique, il est difficile d’établir un total précis des pertes humaines.

En recoupant les ressources disponibles, on peut toutefois évaluer les pertes civiles et militaires à au moins plusieurs dizaines de milliers. Sans compter les morts que la déstabilisation de la Libye a provoquées dans les États voisins et les décès de migrants qui ont tenté la traversée vers l’Europe depuis les côtes libyennes après la chute de l’autorité centrale. Le journaliste américain Nicolas J.S. Davis, de Consortium News, estime le chiffre total à près de 250.000 morts.

Il y a donc matière à reconnaître ses torts. Mais pas sans en escompter un bénéfice.

«Macron peut être sincère dans sa démarche et en même temps faire avancer ses objectifs stratégiques. La France veut rester présente en Libye qui se situe dans son espace géostratégique. D’une certaine manière, elle y a d’ailleurs été entraînée à son corps défendant et doit aujourd’hui assumer les conséquences de l’intervention militaire d’il y a dix ans», estime Kader Abderrahim.
Le vent tourne en Libye et, sans que l’on puisse totalement regarder la guerre dans le rétroviseur, le pays semble prendre la voie d’une paix crédible. Le gouvernement d’unité nationale (GNA), sélectionné dans le cadre d’un processus soutenu par les Nations unies, tient le bon bout: le cabinet unifié d’Abdel Hamid Dbeibah s’est vu remettre le pouvoir par le gouvernement de l’Est libyen dirigé par Abdallah al-Thani, ce 23 mars, au cours d’une cérémonie à Benghazi.

La France face à la Turquie en Libye

Ce dernier contrôlait l’est du pays avec l’appui de l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar. Leur rival, le Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj, basé à Tripoli, tenait l’ouest du pays. Il a lui aussi remis le pouvoir, la semaine dernière, au gouvernement Dbeibah. Alors que la situation se débloque aujourd’hui, les acteurs internationaux placent leurs pions. La France en tête:

«Il y a un pays à reconstruire, dans lequel la France peut jouer un rôle. La Libye est également voisine d’États avec lesquels Paris a une relation singulière. De ce fait, la France ne peut être absente du grand mouvement et de la vaste recomposition qui est en train de s’opérer sur le pourtour méditerranéen, avec en ligne de mire la puissance émergente qu’est la Turquie», rappelle Kader Abderrahim.
«On ne peut pas ignorer que la Turquie, qui est très présente en Libye, cherche à jouer un rôle important, à la fois sur les plans économique et politique», ajoute-t-il.

Le Président français a donc pris le taureau par les cornes. L’objectif: devancer la concurrence. Ainsi, Emmanuel Macron a reçu à l’Élysée le chef du Conseil présidentiel libyen, Mohammed El-Menfi, et a annoncé la réouverture de l’ambassade de France à Tripoli. La représentation diplomatique française en Libye avait été fermée en 2014, tout en restant active depuis Tunis.
Paris s’assure ainsi un pied-à-terre en Tripolitaine, après avoir reconnu sa responsabilité dans le chaos qui a secoué le pays pendant dix ans.

Reste à savoir «si cet aveu de culpabilité française aidera la France à retrouver sa place en Libye et dans la région», conclut Kader Abderrahim.