L’Europe s’interroge : que faire avec la Tunisie de Kaïs Saïed ?

Alors qu’approche la présidentielle prévue le 6 octobre en Tunisie, Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, a partagé un sombre état des lieux de la relation eurotunisienne. Bruxelles entend toutefois maintenir l’ancrage de Tunis avec l’Europe.

A moins de deux semaines de la présidentielle en Tunisie, l’Union européenne (UE) peine encore à définir une position cohérente vis-à-vis de Tunis et de son chef de l’Etat, Kaïs Saïed, grand favori du scrutin prévu le 6 octobre.

Et pour cause, le président sortant a progressivement éliminé toute opposition politique. Seuls deux candidats, dont un est emprisonné, ont été autorisés à concourir.

Face à ce recul démocratique, Bruxelles s’interroge sur la meilleure attitude à adopter vis-à-vis de Tunis dans une note rédigée par le service diplomatique européen et communiquée le 7 juillet aux vingt-sept ministres des affaires étrangères, que Le Monde s’est procurée.

Les auteurs constatent que « les relations entre l’UE et la Tunisie sont devenues plus complexes », mais que « l’UE continue d’avoir un vif intérêt à préserver son partenariat avec la Tunisie afin d’assurer la stabilité du pays (y compris sur le plan socio-économique), de promouvoir le respect des droits de l’homme, de poursuivre une coopération efficace en matière de gestion des migrations et de maintenir son ancrage avec l’Europe ».

Mais pour cela, reconnaissent les auteurs du document, « il s’agira de trouver un difficile équilibre entre la crédibilité de l’UE en termes de valeurs et son intérêt à maintenir un engagement constructif avec les autorités tunisiennes ».

Une sorte de statu quo qui laisse songeurs de nombreux acteurs, tant dans les institutions européennes que chez les défenseurs des droits humains.

« Arrestations de figures clés de l’opposition »

Depuis juillet 2021, le président Kaïs Saïed, élu en 2019, n’a en effet cessé de centraliser le pouvoir entre ses mains, éliminant progressivement tout contre-pouvoir institutionnel et restreignant toujours davantage le rôle de la société civile.

Depuis 2023, « l’espace démocratique s’est considérablement réduit en raison des arrestations de figures clés de l’opposition et d’autres facteurs, tels que la marginalisation des partis politiques par la réforme de la loi électorale ».

Dans le même temps, « la liberté d’expression a été sévèrement restreinte », alors que le gouvernement envisage de revoir la législation sur les associations afin de restreindre encore leur indépendance, leurs activités et leur accès aux financements étrangers.

Le document pointe également la situation économique périlleuse du pays : « Il n’y a pas de stratégie économique claire ou débattue publiquement en vue, regrettent les diplomates européens. Cependant, la Tunisie ne devrait pas faire défaut sur sa dette extérieure à court terme. »

Sur la question migratoire, « le traitement des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés est de plus en plus préoccupant », prévient la note, alors que la Commission européenne a signé avec Tunis à l’été 2023 un protocole d’accord, doté d’un milliard d’euros, qui vise notamment à réduire les départs de migrants de Tunisie vers l’Europe.

« Relancer le dialogue politique »

Si ce partenariat a entraîné une baisse de 65 % des arrivées de migrants irréguliers en Italie en 2024 par rapport à 2023, « les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés en Tunisie sont confrontés à la détention arbitraire, à la violence des autorités et, de plus en plus, à celle du peuple tunisien », précise le document. Sans compter les expulsions, dans le désert, de milliers d’individus venus d’Afrique subsaharienne.

Malgré ce sombre état des lieux, l’UE n’entend pas hausser la voix avec Tunis, et encore moins rompre avec elle, mais propose de « relancer le dialogue politique » pour faire passer ses interrogations, mais surtout pour tenter de préserver son lien privilégié avec le pays et ne pas « laisser le champ libre » à la Russie, la Chine et l’Iran.

Depuis 2023, « la politique étrangère de la Tunisie s’est engagée dans une “diversification de ses partenariats”, s’adressant à des pays non occidentaux et à des concurrents de l’UE », rappelle la note. Kaïs Saïed a invité Vladimir Poutine en Tunisie, s’est rendu en Chine, puis en Iran pour y développer des liens économiques ou politiques.

Dès lors, « alors que le paysage géopolitique actuel ajoute une nouvelle couche de complexité aux relations avec la Tunisie, le soutien européen reste important et l’UE doit utiliser son influence pour promouvoir les réformes, y compris les réformes économiques structurelles, et rétablir son rôle de partenaire privilégié », concluent les auteurs. Comme le paraphrase un diplomate européen, « en Tunisie, pour les Européens, il est urgent de ne rien faire ».

Source :  Philippe Jacquél , journal Le Monde 24 sept. 2024