Les prix du pétrole en chute libre

Face au déséquilibre d’une demande atone et d’une offre surabondante, certains types de pétrole s’échangent bien en-dessous des cours des barils de référence, l’un d’entre eux ayant même connu un prix négatif.

Ainsi le baril américain de Wyoming Asphalt Sour, un pétrole dense utilisé principalement pour produire du bitume, est « tombé à un prix négatif » au cours du mois de mars, affirme à l’AFP Per Magnus Nysveen, de Rystad.

« Cela signifie que les producteurs donnent leurs barils », résume Craig Erlam « parce qu’ils n’ont nulle part pour le stocker », les réserves mondiales de brut étant déjà aux trois quarts pleines.

Les réserves actuelles de pétrole brut à terre et dans les navires « dépassent le précédent pic atteint début 2017 », avaient constaté la semaine passée les analystes de Kpler dans une note, « et ces stocks continuent de croître ».

Mercredi, l’Agence américaine d’information sur l’Energie (EIA) a fait elle aussi état d’une hausse très importante de ses stocks, quatre fois supérieure aux attentes des analystes.

Car si la demande a été brutalement atteinte par la pandémie de Covid-19 et les mesures de confinement qui l’accompagnent, l’offre en revanche ne fait que croître de la part des principaux producteurs mondiaux, sur fond de guerre des prix entre Ryad et Moscou. Ce déséquilibre exerce une pression très forte sur les prix.

Jeudi, le baril de Southern green canyon du golfe du Mexique valait par exemple 13,31 dollars, le Nebraska intermediate 6,75 dollars et l’Oklahoma sour 4,25 dollar.

Le Western Canada select évoluait lui aussi autour de la barre des 5 dollars. « En prenant en compte les coûts de transports, on peut également considérer qu’il est lui aussi en terrain négatif », ajoute l’analyste de Rystad.

Victimes américaines 

Voir les cours massivement passer en-dessous de zéro est toutefois « presque impossible », estime M. Erlam.

Cependant, les analystes de Goldman Sachs sont plus nuancés et ont évoqué dans une note lundi « un contexte très défavorable aux prix du pétrole » qui pourrait bien en envoyer certains « en territoire négatif ».

« Si la situation perdure, certains producteurs commenceront à fermer les robinets », a répondu l’analyste de Oanda, contacté par l’AFP, avec pour effet de diminuer l’offre sur le marché et par conséquent de soutenir les prix.

Les premières victimes pourraient être les compagnies qui extraient du pétrole de schiste aux Etats-Unis, dont le coût de revient est pour la plupart bien supérieur aux cours actuels.

Pour défendre son industrie, le président américain Donald Trump a annoncé mercredi qu’il recevrait vendredi les dirigeants des grands groupes pétroliers américains.

« Nous ne voulons pas perdre nos formidables groupes pétroliers », a déclaré M. Trump lors de son point de presse quotidien sur la pandémie.

« Je pense que je sais comment régler le problème », a-t-il ajouté, sans autres précisions.

Les deux cours de référence, le WTI américain et le Brent de la mer du Nord européen, valaient respectivement jeudi aux alentours de 22 et 27 dollars le baril.

Ils ont perdu les deux tiers de leur valeur depuis le début de l’année, ce qui représente leur plus lourde chute trimestrielle depuis la création de ces contrats dans les années 1980.

Des producteurs payent leurs clients pour ne pas avoir à stocker leur excédent

Payer pour se débarrasser du pétrole peut sembler absurde. C’est pourtant ce que sont en train de faire certains producteurs, notamment américains. En cause, la saturation des capacités de stockage face à une destruction sans précédent de l’offre, à laquelle s’ajoutent la complexité et le coût de redémarrage d’un puits si le producteur choisit de le fermer.

Dans un marché de l’or noir qui se désagrège depuis la guerre des prix lancée par Riyad au lendemain de l’échec des négociations avec la Russie lors du dernier sommet de l’Opep+, les cours de l’ensemble des variétés de pétrole plongent depuis fin février dernier. Vendredi dernier, plusieurs références sont tombées sous le seuil des 10 dollars le baril. Un brut soufré du Dakota du Nord a même atteint un prix négatif de 50 cents. Comment un producteur en arrive-t-il à payer pour se débarrasser du pétrole qu’il produit?

La logique voudrait que le producteur se contente de stocker en attendant que les prix remontent pour éviter de vendre à perte. Mais « ce qui distingue l’énergie des autres matières premières c’est qu’elle doit être contenue dans ses propres infrastructures. Ce qui, pour le pétrole, comprend les oléoducs, les navires, les terminaux d’exportation, les stockages, les raffineries et les réseaux de distribution », rappellent les analystes de Goldman Sachs. Or, l’ensemble de ces capacités de stockage devraient arriver à saturation « avant le début de l’été », prévoit Bank of America Merrill Lynch. Localement, c’est parfois déjà le cas.

Autre possibilité, fermer le puits tant que les prix sont inférieurs à ses coûts d’extraction pour les rouvrir quand la demande et les économies mondiales repartiront et permettront un rééquilibrage du marché. Là non plus, ce n’est pas aussi simple, comme l’explique Ian Nieboer, analyste chez RS Energy. Redémarrer un puits après l’avoir arrêté est onéreux. Certains opérateurs peuvent donc accepter d’essuyer une perte à court terme plutôt que de subir des coûts encore plus importants à l’avenir. Sans compter que certaines techniques d’extraction comme l’injection d’eau (qui d’augmenter la pression dans le champ pétrolifère) ou de vapeur dans la roche (méthode thermique la plus utilisée, consistant à chauffer le pétrole pour réduire sa viscosité et le rendre plus facile à extraire) peuvent même être perturbées de façon irréparable en cas d’arrêt de la production. Et donc rendre impraticable une future réouverture.

La production devrait toutefois bien reculer au cours des prochains mois. « Si les prix ne rebondissent pas, les robinets seront inévitablement fermés ou resserrés dans certaines régions », écrivent les analystes de Wood Mackenzie, groupe de recherche et de conseil dans les domaines de l’énergie, dans une note publiée vendredi. Compte tenu de la complexité et du coût du redémarrage d’un puits, ils préviennent qu’une « part de cette offre pourrait ne jamais revenir ».

Au niveau mondial, Wood Mackenzie anticipe ainsi une baisse de la production de 4% en 2020 si le baril s’échange à 35 dollars en moyenne, une contraction qui atteindrait 9% à 25 dollars le baril. Si l’on assiste à une destruction de la demande sans précédent, une telle érosion de l’offre serait également inédite, signalent-ils. Lors du krach pétrolier de 2015 et 2016, pratiquement aucun puits n’avait été fermé, car les prix n’étaient pas restés bas très longtemps (seulement un trimestre en dessous de 25 dollars). « Il n’y a pas de précédent pour l’ampleur des fermetures potentielles », estime donc le cabinet d’études.

Le SMRC, le nerf de la guerre

À l’aide de sa base de données, Wood MacKenzie a calculé le coût marginal global à court terme pour la production actuelle à court terme, grâce à la formule (SMRC pour « short-run marginal costs) – operating costs + taxes and royalties), soit le « coût marginal à court terme – coûts d’exploitation + taxes et redevances ».
Ce concept économique fournit le coût de production d’une petite quantité d’unité supplémentaire et représente le prix nécessaire pour que la production existante reste rentable. Il exclut les coûts d’investissement nécessaires pour maintenir les niveaux de production inchangés. Celui-ci varie grandement d’un champs pétrolier à un autre. « L’écart est énorme », confirme Wood Mackenzie. « À une extrémité du spectre du SMRC, le pétrole gratuit ! Certains revenus du gaz sont suffisants pour couvrir tous les coûts d’exploitation et le SRMC effectif pour les liquides associés est de 10 dollars le baril. À l’autre extrémité, la production qui était déjà marginale avant la chute des prix. Environ 600.000 barils par jour nécessitent un prix du Brent supérieur à 55 dollars dollars » affirment les analystes.

« Le pétrole conventionnel d’Arabie Saoudite a les coûts de production les plus bas, avec un SRMC moyen pondéré de seulement 4 dollars par baril » indique Wood Mackenzie. « La Russie se situe également dans la partie inférieure de la courbe des coûts marginaux, sa production ne nécessitant que 10 dollars par baril » ajoutent les analystes. C’est donc tout sauf un hasard si ce sont ces deux pays qui ont déclenché la guerre des prix.

Troisième poids lourd du marché, les États-Unis sont le plus grand producteur de pétrole au monde et complètent le trio des principaux fournisseurs mondiaux avec « une gamme plus large de SMRC » relève Wood Mackenzie. « Sa moyenne pondérée est similaire à celle de la Russie, à 9 dollars le baril, mais sa production à moindre coût est essentiellement couverte par les revenus du gaz, alors que ses barils marginaux sont plus chers à produire » précise le cabinet d’études..

À l’extrémité supérieure du spectre du SRMC, on retrouve donc « les sables bitumineux du Canada, qui nécessitent un prix du Brent peu enviable de 45 dollars par barils en moyenne » pour couvrir le coût de production avant les investissements. Un baril de Brent à 35 dollars en 2020 signifierait donc une perte de 17 milliards de dollars pour le secteur pétrolier canadien, selon les calculs de Wood Mackenzie. « Mais les sables bitumineux sont l’une des zones les plus difficiles à fermer [donc] le secteur fera tout son possible pour réduire les coûts en premier lieu » concluent les analystes.

Avec agences