Des ONG méditerranéennes ont demandé mercredi 24 juin dans une lettre à la cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas, de proposer à l’UE des sanctions contre le président tunisien Kais Saied et son entourage, accusés de dérives sur la question des droits humains, ont annoncé vendredi leurs avocats à l’AFP.
La lettre a été transmise mercredi par les avocats William Bourdon et Vincent Brengarth au nom du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie, la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives, le Centre libanais des droits de l’Homme et EuroMed Droits.
Les organisations ont fait un premier courrier en juin 2024, auquel la diplomatie européenne avait répondu en assurant « suivre avec attention la situation sur le terrain ».
Dans ce nouveau courrier, elles demandent une batterie de mesure contre le président Saied, d’anciens ou actuels ministres, des hauts responsables de l’armée, de la police, de l’administration pénitentiaire, ainsi que des membres de la justice et du Parlement.
Parmi leurs demandes, des interdictions de voyager, des gels des comptes bancaires, des sanctions économiques, une interdiction de fournir à la Tunisie du matériel militaire ou des services financiers, le gel des fonds européens versés à la Tunisie sur la question de l’immigration, etc.
« Une nouvelle ligne a été franchie et l’Europe ne peut continuer à rester silencieuse », écrivent les avocats, car « la situation des droits humains en Tunisie s’est détérioriée continuellement ces dernières années ».
Depuis un coup de force du président Saied le 25 juillet 2021, par lequel il s’est octroyé les pleins pouvoirs et que ses opposants qualifient de « coup d’Etat », les ONG tunisiennes et étrangères déplorent une régression des droits et libertés dans le berceau du « Printemps » arabe.
Les principales personnalités de l’opposition sont derrière les barreaux et condamnées à de lourdes peines, comme le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, condamné début février à 22 ans de prison pour « complot contre la sûreté de l’Etat » et à l’autre bout du spectre politique l’opposante nostalgique des ères Bourguiba et Ben Ali, Abir Moussi.
Une dizaine de travailleurs humanitaires spécialistes de l’aide aux migrants sont également emprisonnés depuis plus d’un an.
Plusieurs dizaines de journalistes, blogueurs et avocats ont été interpellés ou font l’objet d’enquêtes en vertu d’un décret-loi visant à lutter contre les « fausses informations », mais vivement critiqué par les défenseurs des droits, qui dénoncent son interprétation trop large par la justice.
Les organisations ont fait un premier courrier en juin 2024, auquel la diplomatie européenne avait répondu en assurant « suivre avec attention la situation sur le terrain ».
Dans ce nouveau courrier, elles demandent une batterie de mesure contre le président de la République, d’anciens ou actuels ministres, des hauts responsables de l’armée, de la police, de l’administration pénitentiaire, ainsi que des membres de la justice et du Parlement.
Parmi leurs demandes, des interdictions de voyager, des gels des comptes bancaires, des sanctions économiques, une interdiction de fournir à la Tunisie du matériel militaire ou des services financiers, le gel des fonds européens versés à la Tunisie sur la question de l’immigration, etc.
Selon des données de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme fin janvier, « environ 400 personnes sont poursuivies » en vertu de ce décret.
Source : AFP
Les droits de l’Homme en danger dans la Coopération UE-Tunisie
Lettre ouverte collective dont la LDH est signataire et adressée aux députés européens membres de la sous commission DROI, ainsi qu’aux membres des DG compétences à la commission européenne et au service de l’action extérieure de l’UE (EEAS)
Chers membres de la sous-commission des droits de l’Homme (DROI) au Parlement européen,
Chers membres de la Commission européenne,
Chers membres du Service d’action extérieure de l’Union européenne,
Nous, organisations de la société civile des deux rives de la Méditerranée, vous écrivons pour vous faire part de notre profonde inquiétude quant à l’orientation prise par l’Union européenne dans le cadre de sa coopération avec la Tunisie. Alors que la Tunisie est confrontée à une crise socio-économique aiguë et à une forte régression de l’Etat de droit depuis le tournant autoritaire pris par le Président Kaïs Saïed le 25 juillet 2021, la réponse de l’Union européenne, marquée par des accords informels et un soutien financier inconditionnel, soulève de sérieuses préoccupations d’ordre éthique, juridique et stratégique.
La Tunisie connaît ce que l’OCDE a qualifié de « pire crise depuis une génération ». Avec un taux d’inflation atteignant 10,4 % début 2023, le taux le plus élevé depuis 1984, des pénuries de biens essentiels, la Tunisie n’a pas conclu l’accord économique de 1,9 milliard d’euros avec le Fonds monétaire international (FMI), suite à la décision du président Kaïs Saïed de rejeter les conditions attachées à l’accord. Simultanément, les institutions politiques de la Tunisie ont été systématiquement démantelées depuis le coup d’Etat de 2021 : le Parlement a été suspendu, le système judiciaire privé de son indépendance et une nouvelle constitution a concentré le pouvoir entre les mains du président. L’effondrement de l’État de droit est généralisé : la détention arbitraire, l’utilisation abusive de la détention provisoire et les attaques contre la profession juridique et la société civile sont devenues systématiques. Les journalistes, les avocats et les défenseurs des droits de l’Homme sont harcelés et persécutés.
Ce tournant autoritaire s’est accompagné d’une xénophobie répressive et étatique. En février 2023, le président Saïed a publiquement accusé les migrants subsahariens de participer à un « plan criminel » visant à modifier l’identité démographique de la Tunisie, une rhétorique qui a déclenché une vague de violence raciste. Le RRX State Trafficking Report, présenté au Parlement européen le 29 janvier 2025, une communication du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) (AL TUN 6/2024), indiquent que depuis 2023, plus de 100 000 personnes fuyant le pays ont été interceptées, et qu’une proportion importante d’entre elles ont été expulsées de Tunisie vers l’Algérie et la Libye – certaines auraient été vendues à des milices.
Dans un tel contexte, l’Union européenne a non seulement gardé le silence face à ces violations, mais a surtout choisi de renforcer son soutien financier à la politique répressive et anti-migratoire de Kaïs Saïed. L’expression la plus claire en est le protocole d’accord 2023 signé entre Team Europe et la Tunisie. La Commission européenne s’est engagée à fournir plus de 1. 1 milliard d’euros de soutien financier au pays et a immédiatement déboursé 105 millions d’euros pour le contrôle des migrations, par le biais d’un protocole d’accord informel et non contraignant, un type d’accord qui ne nécessite pas formellement l’approbation préalable du Parlement européen, du Conseil ou la consultation du Médiateur de l’UE, ce qui soulève des questions sur le contrôle démocratique et la transparence, sans aucune exigence en matière de sauvegarde des droits de l’homme, alors que le déboursement de 900 millions d’euros de soutien macrofinancier, essentiel pour répondre à la crise socio-économique dans le pays, est toujours en suspens. À ce jour, 62 % de ces fonds ont été alloués aux forces de police, à la gestion des frontières, aux équipements de surveillance et au contrôle maritime, malgré les violences signalées, les expulsions collectives et l’absence de protection des droits de l’Homme. des abus flagrants contre les migrants le long des côtes tunisiennes, y compris par l’utilisation de fonds et d’équipements de l’UE, comme l’ont démontré plusieurs enquêtes. Si l’UE se félicite de la réduction drastique des arrivées par mer de la Tunisie vers l’Italie depuis octobre 2023, celle-ci est directement imputable à la violence et à l’intensité des opérations d’interception des migrants en mer.
En outre, cette sécurisation de la politique migratoire de l’UE alimente une dynamique de criminalisation de la migration et de la solidarité en Europe également. En 2024, comme le révèle le dernier rapport de l’ONG PICUM23, la criminalisation des personnes franchissant irrégulièrement les frontières a augmenté de 20 % par rapport à 2023. En 2024, 142 personnes ont fait l’objet de procédures pénales ou administratives pour des actes de solidarité avec les migrants. Simultanément, au moins 91 migrants ont été poursuivis en vertu des lois contre le trafic illicite. Rien qu’en Italie, les ONG locales ont suivi 128 cas de criminalisation liée à la facilitation, les deux tiers des accusés étant maintenus en détention provisoire. La proposition actuelle de révision du paquet « Facilitateurs » de l’UE pourrait intensifier cette tendance à la répression en créant davantage d’ambiguïté juridique et en stigmatisant la société civile qui agit en solidarité avec les migrants.
C’est le reflet du projet d’une Europe forteresse, aux frontières fermées et externalisées, informellement intégré dans la politique de voisinage de l’Europe, au détriment des droits et libertés fondamentaux et de l’équilibre institutionnel.
Il est important de rappeler que l’Union européenne s’est engagée depuis longtemps à placer les droits de l’homme au centre de son action extérieure. L’article 21 du traité sur l’Union européenne (TUE) engage l’UE à défendre la démocratie, l’Etat de droit et l’universalité des droits de l’Homme dans toutes ses relations extérieures. L’article 29 du règlement NDICI interdit aux fonds de l’UE de soutenir des activités qui violent les droits fondamentaux. L’article 2 de tous les accords d’association entre l’UE et les pays tiers fait des droits de l’Homme un élément essentiel, exigeant de l’UE qu’elle prenne en compte l’impact sur les droits de l’Homme lors de la mise en œuvre de la coopération. En outre, le contrôle judiciaire de l’impact de ces accords sur les droits de l’Homme est assuré par la Cour de justice de l’UE, notamment par le biais de l’arrêt de 2015 du tribunal de première instance Frente Polisario c. Conseil, qui oblige l’UE à « éviter les situations dans lesquelles un accord »encourage indirectement les violations des droits fondamentaux ».
Par conséquent, le choix de l’UE de contourner les institutions démocratiques de l’UE et d’omettre la conditionnalité des droits de l’Homme viole l’esprit et la lettre du droit européen et de la doctrine de politique étrangère, érode la crédibilité de l’UE tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, et encourage les pratiques autoritaires en récompensant la répression.
Afin de rétablir la cohérence entre ses obligations légales et son action politique, nous, organisations de la société civile d’Europe et de Tunisie, appelons l’Union européenne et ses Etats membres à :
– Appliquer une conditionnalité claire et contraignante pour tout soutien financier à la Tunisie ; Exiger des évaluations ex ante de l’impact sur les droits de l’Homme avant la signature de tout accord ; Impliquer des contrôleurs tiers indépendants, y compris des ONG, à la fois dans les phases d’évaluation et de mise en œuvre, et les protéger contre les représailles.
– Inclure des clauses de suspension dans tous les accords afin de permettre une réponse appropriée en cas de violations graves des droits de l’Homme ; assurer la transparence publique de tous les rapports sur les droits de l’Homme et des processus de négociation ; garantir un contrôle parlementaire et un contrôle judiciaire sur les outils de coopération informels tels que les protocoles d’accord ; suivre les lignes directrices fournies par le médiateur de l’UE et les multiples appels du comité des droits de l’Homme de l’ONU pour protéger les droits de l’Homme en Tunisie.
– Mettre fin aux décaissements qui soutiennent directement ou indirectement les forces de sécurité impliquées dans des abus ; appliquer les principes de diligence raisonnable et de « ne pas nuire » dans le financement des infrastructures, de l’énergie ou des projets liés à la migration, en particulier ceux qui impliquent des entreprises de l’UE.
– Cesser d’externaliser les politiques migratoires de l’UE, notamment par le biais de la qualification de « pays tiers sûr », vers des pays qui ne disposent pas de systèmes d’asile fonctionnels ou qui pourraient utiliser les migrants détenus comme des menaces hybrides ; repenser les « centres de retour » proposés dans le cadre du règlement sur le retour et éviter les politiques qui favorisent de nouveaux abus.
– Reconnaître que l’instabilité économique, la répression et les violations de l’Etat de droit sont les principaux moteurs de l’instabilité et sont donc des facteurs de poussée migratoire ; que la sécurisation, l’informalisation et l’externalisation des politiques migratoires de l’UE alimentent une dynamique de criminalisation de la migration et de la solidarité sur les deux rives de la mer Méditerranée.
La crédibilité de l’Union européenne en tant qu’acteur mondial est en jeu. Respecter les droits de l’Homme en Tunisie, c’est défendre l’Etat de droit en Europe. L’UE ne peut prétendre promouvoir la stabilité tout en troquant la justice, la dignité humaine et la responsabilité contre le contrôle des frontières. C’est une question de volonté politique et de responsabilité de la part des dirigeants européens de placer les droits de l’Homme au centre de la politique de voisinage de l’Union européenne avec la Tunisie.
Nous vous remercions de votre attention et de votre considération, et restons à votre disposition pour tout dialogue ultérieur.
Nous vous prions d’accepter nos sincères salutations.
Signataires : Associazione per gli studi giuridici sull’immigrazione (ASGI), Avocats Sans Frontières, Captain Support Network, Fédération internationale des droits humains (FIDH), LDH (Ligue des droits de l’Homme) France, R42 Sail And Rescue, SARAH gemeinnützige UG, SOS Humanity
Le 24 juin 2025