L’ONG Human Rights Watch accuse Israël de « nettoyage ethnique » dans la bande de Gaza, dénonçant une politique de « déplacements forcés massifs et délibérés » des civils, selon un rapport publié ce jeudi.
« Désespérés, affamés et assiégés » : l’ONG Human Rights Watch (HRW) publie, ce jeudi 14 novembre, un rapport accablant accusant Israël de commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité à Gaza, par le biais d’une campagne de déplacement forcé de populations civiles. Cette opération, qualifiée par l’organisation de « nettoyage ethnique », vise près de deux millions de Palestiniens dans l’enclave.
Depuis l’offensive déclenchée après l’attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre 2023, environ 1,9 million de Palestiniens ont été contraints de fuir leurs foyers, soit 85 % de la population de Gaza, d’après le coordinateur des affaires humanitaires des Nations unies, Martin Griffiths. Dès les premiers jours de l’offensive, l’armée avait ordonné à plus d’un million d’habitants du Nord de se déplacer vers le Sud en seulement 24 heures.
Alors que des milliers de civils continuaient d’être déplacés vers des « zones tampons » et des « couloirs sécuritaires » à travers Gaza, l’armée a mené des destructions méthodiques d’infrastructures civiles. Couplée à une campagne de bombardements incessants, cette stratégie a anéanti des dizaines de milliers de logements, ainsi que des hôpitaux, écoles et terres agricoles, rapporte Human Rights Watch. Cette destruction à grande échelle pourrait empêcher les habitants déplacés de retourner chez eux une fois les hostilités terminées, avertit l’ONG.
De son côté, le gouvernement israélien justifie ces évacuations par la nécessité de combattre les groupes armés palestiniens tout en limitant, selon lui, les pertes civiles.
« Le souvenir de 1948 est omniprésent »
Mais pour Caitlin Procter, anthropologue politique et professeure au Migration Policy Centre, la réalité est tout autre : « Nous devons absolument cesser d’utiliser le terme ‘évacuation’ », insiste-t-elle. » Les responsables israéliens l’ont utilisé en permanence, mais l’ont complètement détourné en forçant les Palestiniens à se déplacer sans cesse, parfois jusqu’à dix fois. »
« Le terme ‘évacuation’ suppose un passage temporaire d’un lieu dangereux à un lieu sûr avant de revenir chez soi, mais cela ne correspond en rien à la situation actuelle », ajoute-t-elle.
Caitlin Procter souligne que, loin d’offrir une sécurité, « ces soi-disant zones sûres ont elles-mêmes été ciblées par l’armée israélienne ». Elle ajoute : « Les lieux d’où ces civils ont été déplacés ont été complétement anéantis, il n’y a donc aucune possibilité pour ces personnes de rentrer chez elles. »
À Gaza, la menace d’un nouvel exode forcé fait écho aux heures sombres de la Nakba – la « catastrophe » pour les Palestiniens, lorsque des centaines de milliers d’entre eux avaient fui leurs foyers durant la guerre qui a suivi la création de l’État d’Israël en 1948.
« La plupart des habitants de Gaza sont des réfugiés originaires de ce qui est aujourd’hui Israël », explique Yair Wallach, spécialiste des études israéliennes à la SOAS au sein de l’université de Londres. « Certains ont fui ou ont été expulsés pendant la guerre, d’autres ont même été expulsés à Gaza après la guerre. L’expérience déterminante de cette population est marquée par ce déplacement massif, les empêchant de revenir. »
L’expert souligne que cette mémoire collective reste vivace : « Quand on voit des lieux comme Jabaliya ou d’autres quartiers se dépeupler aujourd’hui, il ne faut pas oublier qu’ils étaient à l’origine des camps de réfugiés devenus des foyers. Le souvenir de 1948 est omniprésent. »
Vaste « zone tampon » vidée de sa population palestinienne
La publication du rapport, qui couvre la situation à Gaza jusqu’à fin août 2024, intervient alors que des ordres d’évacuation ont récemment été émis dans l’extrême nord de l’enclave. Plus de 400 000 personnes ont été sommées de fuir, une fois de plus, vers le Sud.
Depuis, l’armée a stoppé tout acheminement de nourriture et d’aide dans les zones frontalières d’Israël au Nord, affirmant cibler des combattants du Hamas qui s’y seraient retranchés. Un rapport soutenu par les Nations unies avertit que les dizaines de milliers de civils piégés risquent d’être confrontés à une famine imminente.
Si le délai de 30 jours accordé par les États-Unis à Israël pour permettre l’entrée de l’aide humanitaire a pris fin cette semaine, l’administration sortante de Joe Biden a précisé qu’elle ne suspendrait pas son soutien militaire au gouvernement de Benjamin Netanyahu.
Les habitants disent redouter que les récents ordres d’évacuation et les opérations militaires israéliennes à Jabaliya, Beit Lahiya et Beit Hanoun, dans le nord de Gaza, ne constituent que la première étape de la construction d’une vaste « zone tampon » vidée de sa population palestinienne.
Caitlin Procter, qui a mené un travail de terrain approfondi sur les déplacements forcés dans l’enclave avant le 7 octobre 2023, estime que ces craintes pourraient être justifiées. « Depuis un an, de hauts responsables israéliens ont tenu des discours alarmants appelant explicitement à un dépeuplement définitif de la bande de Gaza », rapporte l’anthropologue.
« Les exemples sont nombreux, mais la communauté internationale n’a jamais réagi à ces appels. Aujourd’hui, avec ce qui se passe à Jabaliya, des rapports font état de déclarations de haut fonctionnaires israéliens affirmant que le nord de Gaza ne sera pas réhabité. »
Vers « l’implantation de colonies juives » ?
Selon Human Rights Watch, les actions d’Israël dans les « zones tampons », notamment le « corridor de Netzarim », large de quatre kilomètres au centre de la bande de Gaza, et le « corridor de Philadelphie » longeant la frontière égyptienne, constituent une forme de nettoyage ethnique. Le rapport de HRW s’appuie sur des images satellites attestant de la destruction massive de bâtiments le long de ces axes, que l’État israélien qualifie de « corridors de sécurité ».
« Il est évident que dans ces zones, les habitants ont été forcés à partir et ne seront pas autorisés à revenir », souligne Nadia Hardman, chercheuse spécialiste des droits des réfugiés et des migrants à HRW et autrice principale du rapport. « Cela correspond à une définition communément utilisée en droit international : le nettoyage ethnique. »
Si la notion de nettoyage ethnique n’a pas de définition dans le droit international, elle peut constituer un crime contre l’humanité ainsi qu’un crime de guerre, selon la commission d’experts des Nations unies chargée d’examiner les violations du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie.
Interrogé sur la question, le spécialiste des études israéliennes Yair Wallach qualifie également les récents ordres d’évacuation d’opérations de « nettoyage ethnique ». Il explique que les habitants des zones comme Jabaliya et Beit Lahiya se sont vus non seulement ordonner de quitter leurs foyers – comme cela avait déjà été le cas un an auparavant – mais ont également été menacés de représailles violentes.
« Il est désormais clair que quiconque resterait sur place, faute de pouvoir partir ou par manque de confiance envers les Israéliens pour garantir leur sécurité sur le trajet, serait considéré comme un combattant [du Hamas, NDLR]. Ces personnes risqueraient d’être affamées ou tuées sur place », soulève-t-il.
D’après lui, les autorités militaires israéliennes ont fait savoir que les habitants ne seraient jamais autorisés à revenir dans ces zones. « Ils n’ont aucune intention de permettre un retour, et laissent entendre que ces territoires pourraient être réservés à l’implantation de colonies juives. Il s’agit donc de la tentative la plus explicite de nettoyage ethnique permanent, et de l’élimination permanente de la population de cette région. »
De son côté, Dena Qaddumi, chercheuse en urbanisme et en sciences sociales à la London School of Economics, souligne la difficulté de mesurer pleinement l’impact de cette politique de déplacement forcé. « La destruction massive de Gaza vise à rendre le territoire inhabitable, forçant ainsi les Palestiniens de Gaza à migrer ailleurs s’ils souhaitent survivre, une fois que les combats auront cessé », explique-t-elle.
« Le déplacement forcé par la destruction massive, et le déni du droit au retour qui s’ensuit, visent à effacer l’identité même du peuple palestinien, qui est enracinée dans son lien historique avec la terre, les villages et les communautés indigènes de Palestine. »
Cet article a été adapté de l’anglais par France 24.