Quand un pays perd sa mémoire !

Manifestement, l’accord avec le FMI a été mal négocié. Je ne parle pas du contenu de l’accord car pour moi, il était inéluctable au vu du mauvais démarrage de la prise en charge dès l’année 2011 des questions économiques et financières et de la marginalisation de celles ci depuis la période de la troïka, mais de son échéancier et de ses conditions d’application. Cet accord dois-je le rappeler, fait d’abord l’objet de discussions avec l’Administration et le gouvernement pour être par la suite adopté par l’ARP.

Encore une fois, le problème provient de cette rupture avec le passé. En 1986, la situation économique et financière du pays a rendu nécessaire la conclusion d’un accord similaire avec cette institution sur fond de crise politique aiguë ; mais la Tunisie d’alors a su prendre les devants, exiger et obtenu un étalement des réformes notamment au niveau de la libéralisation des prix et mettre en place contre l’avis du FMI, un programme d’accompagnement social, le « PNAFN », programme encore en cours aujourd’hui, qui a dû être couvert par un effort national à travers une ponction sur les ressources des caisses de sécurité sociale devant le refus des institutions financières internationales d’en assurer le financement. La Tunisie a su également mettre en œuvre la plus grande réforme fiscale de son histoire avec le Code de la TVA, le Code de l’IRPP, le Code des droits d’enregistrement et le Code des droits et des obligations fiscaux. Le pays a pu également mettre en place en 1993 un Code unique des investissements, déclarer la convertibilité courante du dinar et accéder en 1994 au marché financier international. En moins de huit ans (1986-2003), le paysage fiscal, financier et de change a complètement été transformé et dès 1991, le pays s’est départi de l’accord avec le FMI en remboursant par anticipation le crédit stand-by.
A ceux qui excipent de l’argument politique, je dois rappeler que la Tunisie a connu entre 1985 et 1987, (période de négociation et de mise en œuvre de l’accord avec le FMI), une course effrénée au pouvoir et des tiraillements politiques dont l’ampleur n’a rien à envier à la situation actuelle.
On ne l’a jamais assez dit : l’option délibérée de rompre avec le passé a été catastrophique sur la situation du pays autant que la mise au pas de l’Administration et les tentatives récurrentes de sa dénaturation. Les missions du FMI n’ont-elles pas déploré, par-delà les mots de remerciements et de courtoisie usuels, le fait qu’elles n’avaient pas en face d’elles des vis-à-vis crédibles, situation qui n’a rien à voir avec celle qui a prévalu en 1985/86 avec une Administration qui tenait bien la route et en particulier des ministères du Plan et des Finances et une Banque Centrale efficaces avec des staffs compétents et patriotes.

Malheureusement la négociation avec les institutions Financières internationales n’est pas le seul domaine dans lequel le facteur compétence a fait défaut depuis 2011. Des règles pourtant simples ont été sacrifiées : on ne finance pas des dépenses budgétaires récurrentes ( augmentation des salaires , recrutements, etc.) en utilisant des ressources non renouvelables telles celles provenant des privatisations (Tunisie Télécom); on ne libéralise pas le taux de change sans s’entourer des garanties nécessaires pour défendre le dinar (réserves importantes en devises, appareil d’exportation efficient, soutien financier extérieur de taille, etc.); on ne fait pas de sortie d’un milliard de dollars sur la marché financier international sans savoir que la marge au titre de cette sortie deviendra une référence pour toute sortie future; on ne laisse pas rétrograder une notation souveraine à 6 reprises sans réagir; on ne supprime pas une agence de notation et encore moins S and P de la liste des agences qui notent la Tunisie sans en évaluer les conséquences sur la perception du marché du risque tunisien, etc. On peut multiplier les cas de défaillances et des erreurs d’appréciation commises, alors que le pays a acquis dans tous ces domaines une expertise confirmée et internationalement reconnue. On ne l’aura jamais assez dit : le pays paie aujourd’hui le prix de cette option délibérée pour la rupture.

Ferdinand Foch aura tout résumé en écrivant ceci : « parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir » !

Taoufik Baccar , ancien ministre des finances et ancien gouverneur de la BCT

Illustration : par la rédaction