Nos prénoms dissimulent tant de guerres et tant de conflits !

Amin Zaoui

Nos prénoms sont les ombres des idéologies de nos parents. Ils sont aussi les ombres des identités et des religions de nos ancêtres. Donc nos prénoms ne sont pas fortuits.

Les prénoms avancent dans l’Histoire humaine en forme de vagues saisonnières. Et ces vagues sont le reflet du poids politique, religieux, identitaire ou culturel.
Dans nos prénoms se cachent des guerres et des conflits. Ils sont des cimetières et des maternités. Octroyer un prénom à un nouvel arrivant à la vie, qu’importe fille ou garçon, est comme lui mettre une arme sur l’épaule.
Donner un prénom à un bébé, c’est se positionner dans un camp bien défini. C’est défendre une cause, même inconsciemment. Les prénoms ne tombent pas du ciel, ils sont les reflets de l’Histoire avec ses luttes, ses convergences et ses conflits.
Les prénoms de nos enfant, c’est un choix, d’abord, communautaire, même s’il y a un égoïsme maternel ou paternel.
Et parce que le choix d’un prénom est orienté par le communautaire, dicté par une orientation religieuse ou identitaire, beaucoup de gens se trouveront, par la suite, dans l’obligation de changer leur prénom afin de faire face à un racisme politico-identitaire ou à une haine religieuse.
Dans des sociétés où le racisme et l’exclusion sont forts, les classements sociaux culturels des citoyens commencent par les prénoms.
Dans des sociétés où les conflits identitaires ou religieux sont aveugles, il est quasiment impossible de donner quelques prénoms aux enfants d’un camp comme à ceux d’un autre. Le cas des pays où cohabitent les chiites et les sunnites.
En Algérie, les mouvements des prénoms changent selon les saisons politico-religieuses, selon le mouvement de l’exclusion ou de la réhabilitation de l’identité.
Après l’indépendance, un éventail de prénoms s’est imposé en Algérie, pour les filles comme pour les garçons, tels : Djamila, Houria, Katiba, Abdelkader, Mohand, Lotfi, Amirouche, Ramdane… Ces prénoms sont le miroir d’une période qui remonte de 1962 jusqu’aux années fin 1980. Ce choix des prénoms reflète le sentiment de la liesse de l’indépendance et de la commémoration des héros et héroïnes de la guerre de Libération.
Avec l’arrivée de l’idéologie salafiste, marquée par la montée du courant politique des Frères musulmans, une vague de prénoms a pris le dessus. Des supports socioéducatifs et politico-culturels ont favorisé l’émergence de cette vague de prénoms : les livres religieux propagandistes venant du Moyen-Orient, les chaînes de télévision (Iqraa TV), les K7 des prédicateurs saoudiens et égyptiens, l’école algérienne… Ainsi, une gamme de prénoms a vu le jour en Algérie tels : Islam, Khaled, Okba, Hodba, Oussama, Saddam, Labiba, Hodheifa, Moslim, Intissar, Oum el mouminine, Makarem, El Moughira, Assafa, Djennat, Aymane, Seïf, Khalil, Badr, Farouk, Zakaria…
Depuis l’indépendance, les prénoms anciens amazighs se trouvaient interdits sur leur terre. Le ministère de l’Intérieur de l’époque a promulgué une loi interdisant aux Algériens d’octroyer les prénoms de leurs enfants hors une liste établie par ses services. La plupart des anciens prénoms ou noms amazighs étaient exclus de cette liste. Cette situation a provoqué une réaction identitaire radicale chez les citoyens de Kabylie. Ainsi, les parents ont commencé à fouiller dans le registre des prénoms les plus anciens. Quelques familles se voyant refuser les prénoms de leurs nouveau-nés, parce qu’ils ne figurent pas sur la liste officielle, étaient obligées de déposer une plainte contre le maire ou contre l’État. D’autres ont choisi un nom administratif et un autre social. D’autres ont refusé d’inscrire leurs enfants à l’état civil.
Avec les événements d’Octobre 1988 et avec l’ouverture de la pluralité politique, les Algériens ont commencé à donner des prénoms amazighs à leurs enfants. La liste du ministère de l’Intérieur est tombée. Et un front de résistance identitaire par les prénoms qui remontent dans l’Histoire ancienne de l’Algérie est ouvert. Beaucoup de nouveaux prénoms ont vu le jour, notamment ceux qui descendent de la période d’avant l’islam. Ainsi, la société algérienne a diversifié son registre d’état civil, avec des prénoms neufs, pour les filles et pour les garçons, tels : Takfarinas, Yuba, Dyhia, Nilia, Ania, Luna, Sylia, Fariza, Jidjiga, Tamina, Anzar, Azar, Adas, Aksil, Afulay, Aghilas, Syfax… Et petit à petit les noms moyen-orientaux ont disparu ou presque en Kabylie.
Mais les feuilletons turcs à l’eau de rose, diffusés sur toutes les chaînes de télévision nationales et arabes, regardés par des millions de téléspectateurs et téléspectatrices, ont bouleversé la donne esthétique des prénoms algériens. Ont bousculé le goût social dans le milieu des familles appartenant à la classe moyenne et intellectuelle. Ainsi, une brochette de prénoms étranges s’est installée dans l’état civil algérien, tels : Nour, Badi, Elif, Ceren, Sousane, Kamile, Farah, Samou, Sousou, Soulef, Houyem, Raefet, Boudhour, Foula… Nos prénoms ne sont pas fortuits, ils dissimulent les guerres religieuses et les conflits identitaires. Comme pour changer son fusil d’épaule à une autre.

Amin Zaoui