Moncef Dhouib refuse de faire partie d’un jury pour évaluer les productions télé de cette année

Le droit à l’échec

On m’a demandé de faire partie d’un jury pour évaluer les productions télé de cette année et donner des prix et des distinctions aux meilleurs du moment.

J’ai répondu : je n’ai pas tout vu.
– On vous donne encore une semaine, tout est sur internet.

Comment juger une œuvre ? L’œuvre est l’expression d’une subjectivité et le jugement est aussi une subjectivité. Quels critères pour une évaluation objective ?

En plus il y a trop de choses en même temps. Au mois de ramadan, occasion unique du marché annuel on balance sur antenne plus de 12 productions à raison de 300 épisodes de fiction en seulement 30 jours. J’ai fais le calcul il s’agit de 12 000 heures à visionner. Mathématiquement tu ne peux pas tout voir pour évaluer à moins de zapper les moins connus ( qui ne sont pas les moins bons) et servir les copains d’abord.

Je me dis pourquoi se compliquer la vie à tout voir alors que l’opinion se forge tous les soirs sur facebook. Tu n’entends que des gens qui s’auto- congratulent. L’opinion se resserre chaque soir autour d’un feuilleton ou une série.

Les uns crient :
– Ibdaaa !!! ibdaaa !!!
Les autres affichent leur déception :
– C’est nul …c’est une merde !!!

Un concert d’ influenceurs à force de matraquage te mettent d’office une opinion en tête.
Je me dis allons chercher du coté des instituts de sondage. Eux ils te donnent le taux et les classements des plus suivis aux plus ignorés. C’est un calcul « scientifique » qui te fait croire que les plus suivis sont les meilleurs. C’est encore un leurre.

Pourquoi ne pas suivre les annonceurs ? Eux, ils ne se trompent pas, ils savent ou ils mettent leur argent. Ce sont les annonceurs qui mènent le jeu dans cette orgie de l’image et du son en faisant passer la réclame sur le yaourt, les pates, les sauces, les couches, les téléphones mobiles et toutes les offres supposées te faire gagner de l’argent sur un truc qui ne te sert à rien. Il y a trop d’argent derrière ce menu ramadan abrutissant : Brik et chorba feuilleton et série. De nos jours l’avis du service publicitaire est le plus influent dans la décision du choix des scénarios.

Je vais me fier alors aux « connaisseurs » en lisant les rares articles publiés sur la question. La critique peut nous éclairer en nous donnant les clefs pour pénétrer une œuvre. Ça parle des intentions de l’artiste, du contexte historique, des subtilités et des prouesses, mais cela aussi reste extérieur à l’œuvre. En plus toutes les productions ne jouissent pas d’un article critique.

Et puis il y a le suivisme, l’effet de mode. Pour s’identifier au groupe des initiés on va dire que telle œuvre est « magnifique » tel artiste est « génial » sinon on risque de passer pour un inculte.

Gageons que l’objectivité n’est pas de mise et que tu peux émettre un jugement en toute subjectivité.

C’est là que tu découvres que le jury auquel tu es censé appartenir n’est pas le seul. Il y a plusieurs jurys. Des radios, des journaux et même des privés tous les ans réunissent des jurys et décernent des prix. Si on compte que chaque jury va décerner douze prix toutes disciplines confondues cela fait plus de 120 prix pour les dix productions en lice.
Absurde quand la qualité dépasse la qualité. Tout le monde au final va avoir quelque chose. D’après le fabriquant de trophées de la rue el Pacha il a reçu une commande de 150 trophées rien que pour ce ramadan.

Un pays où les premiers de la classe sont plus nombreux que les cancres, cela flatte l’égo de certains, mais diminue la valeur de la distinction. La rareté fait la valeur de la chose. A force de donner des prix, ils détruisent le meilleur conseiller de l’artiste : l’échec. L’échec est le seul conseiller objectif de l’artiste, le seul qui ne ment pas, qui ne trompe pas et qui t’aide à évoluer. Laissez les gens vivre leur échec leur seul salut pour s’améliorer.

L’échec pour un artiste est un Droit.

J’ai enfin décliné l’offre pour des raisons subjectives : Je préfère garder mon « unpopular opinion » pour moi.

Je suggère toutefois pour les années à venir, qu’on rassemble tous ces jurys en un seul pour que la qualité ait un sens, que la distinction ait de la valeur et que l’échec demeure un guide.

Moncef Dhouib