Mon parcours mystique avec le dieu barman et fournisseur de vierges

Oui j’étais pratiquant plus que les pratiquants. J’étais fier du haut de mes seize ans de me voir confier la double tâche de muezzin et de souffleur répétiteur pour la communauté des croyants. Je ne me doutais guère du calvaire qui allait être le mien à escalader ce minaret de la mosquée de Bouftata aux marches hautes et irrégulières, saupoudrées de fines pellicules de fiente des pigeons. J’avais une peur bleue du noir qui l’enveloppait, déchiré seulement par quelques filets de lumière blanche provenant des fentes taillées dans les parois qui venaient comme des fantômes s’écraser à mes pieds. Un vrai chemin de croix que cette escalade, une vraie torture que je m’imposais. Ma voix encore aigue, si tremblotante, transie par la peur, rendait mon appel à la prière à peine audible. Le gamin que j’étais, élevé au statut d’enfant de chœur ne se sentait soulagé, libéré que lorsque j’ai sauté les dernières marches, refermais la porte du minaret sur ces fantômes de lumière et retrouvais l’air libre du patio de la mosquée et la communauté des prieurs.

Non, je n’étais pas dans mon élément. Je me voyais mentir à moi -même en faisant ce boulot de servir Dieu. Ma foi en fait n’était pas aussi solide. Elle vacillait, sapée dans ses fondements, au rythme de mes doutes de plus en plus fréquents qui me submergeaient par vagues successives même dans mes prières devenues une gestuelle mécanique sans signification, arbitraire et même parfois rigolote.

Comment en pouvait-il être autrement lorsque en rentrant à la maison, je voyais la communauté de mes frères plus âgés se sustenter insouciants en plein mois de ramadan sans être rabroués par un Dieu aussi paternaliste, ni même inquiétés par un papa aussi divin ? Que faisais-je dans une mosquée à prier avec tous ces illettrés éclopés et pouilleux de la médina quand j’avais chez moi un père imam aussi cultivé qui pratique sa foi allègrement en jouant , en faisant un pari gagnant à tous les coups, ce fameux pari de Pascal qu’il vulgarisait pour nous en ces termes: « si Dieu existe, j’aurais gagné le paradis, ; s’il n’existe pas, je n’aurais rien perdu »

Non je ne pouvais pas continuer indéfiniment à se la jouer pieux, dévot dans cette atmosphère familiale agitatrice d’idées et au milieu de ces ruelles avec ma vie de débauche à triturer un vocabulaire de l’époque riche en blasphèmes et en vulgarités, : à arrondir mon budget au jeu de « noufi » au coin des ruelles que je hantais. Dès lors, je me faisais de plus en plus absent dans les prières jusqu’à les abandonner.

Les années de lycée qui suivirent furent consacrées à s’armer, s’initier, s’abreuver des belles lettres françaises et de philosophie que savaient si pédagogiquement me distiller mes enseignants adeptes de Rousseau, de Voltaire et de Platon. Eh oui, c’était l’école de Bourguiba. Mon parcours de collégien studieux et attentif mais oh combien turbulent, festif, bordélique et un brin pieux dans ma ruelle à l’intérieur des remparts, extirpât mes derniers démons d’une croyance en un Dieu fait à notre image d’homme dans ses attributs les plus vils : vengeur brûleur ou à l’inverse barman et fournisseur de vierges. Non Dieu a probablement d’autres chats à fouetter que de s’occuper de ces humains qui croient détenir la science infuse. J’en étais persuadé.

Je vivais désormais heureux, sans soucis, croquant la vie à pleines dents, réconcilié avec le bon Dieu, le vrai, le sage, le grand, l’universel, celui qui ne me faisait pas peur comme quand je pratiquais, mais le Dieu tout pensé et réfléchi qu’on m’ avait enseigné. Dieu et moi nous nous séparions en très bons termes. Nos rencontres qui se faisaient du reste rares et n’étaient pas du tout organisées, n’en étaient pas moins sereines et paisibles. Elles se faisaient en solitaires très tard dans la nuit silencieuse à se tutoyer, à se vénérer, discutailler, s’invoquer pour ne se quitter qu’après que le visiteur du soir me dépose, me remette enfin dans les bras de Morphée, rasséréné, sous son œil complice et attendri…

Merci papa. Merci Bourguiba, merci mes frères, mes ainés .

Fadhi Ch’ghol