« La grande Bellezza » , la résistance avec pour seules armes le cynisme et la nostalgie

Je viens de regarder La grande Bellezza de Paolo Sorrentino : ce film est un chef-d’œuvre.

Dans La grande Bellezza, Jep Gambardella, interprété par l’acteur fétiche du réalisateur, est le protagoniste principal du film. C’est un écrivain dandy à l’ironie acerbe et dont le cynisme n’a égal que sa misanthropie. C’est une figure insaisissable, un beau parleur qui maîtrise parfaitement l’art de la rhétorique, mais qui n’arrive pas à écrire son deuxième livre.

En effet, Jep Gambardella a, quarante ans plutôt, publié un roman dont le milieu littéraire et artistique romain parle encore ; un livre éblouissant qui fait prendre conscience aux tâcherons littéraires de la futilité de leurs écrits. Et il n’a plus publié de roman depuis lors. Est-ce par paresse ou par crainte de ne pouvoir se surpasser ? Sorrentino n’apportera les prémisses d’une réponse à cette interrogation qu’à la fin du film.

Il reste à cet écrivain frustré la possibilité d’exercer sa plume dans les journaux. Il devient critique d’art, mais également le plus mondain du gratin de la ville de Rome. Maître dans l’art de la conversation, son agréable compagnie est très prisée par l’élite mondaine : « Je ne voulais pas seulement participer aux soirées, je voulais avoir le pouvoir de les gâcher » se targue-t-il au début du film.

Malgré son faciès ironique et bon enfant, son sourire enjôleur et son succès avec les femmes, Jep Gambardella est un vieux Don Juan sexagénaire qui vit sur le souvenir de son chef-d’œuvre écrit il y a quarante ans. Ils collectionnent les conquêtes, fuit et se perd dans les nuits interminables et les fêtes interminables et interchangeables. En réalité, il est pétri de désillusion et ressent un profond mal-être. Pour y échapper, il se berce d’une trompeuse ivresse mondaine.

Il a beau être un grand jouisseur des plaisirs de la vie, c’est avant tout un homme blasé. A 65 ans, il fait le point sur sa vie et se montre critique avec lui-même et son entourage composé de « débauchés ». Tout lui semble vide et superficiel. Il sait pertinemment quelle est sa place dans ce cercle intello-aristocratique qu’il ne supporte plus. Pourtant, il continue de le fréquenter en se rendant quotidiennement aux soirées mondaines.

Comme le fait Federico Fellini avec Marcello Rubini (Marcello Mastroianni) dans La dolce vita, Sorrentino dépeint magistralement, à travers son personnage Jep Gambardella, la superficialité de la vie mondaine romaine. En fait, La grande Bellezza est largement inspiré du chef-d’œuvre de Federico Fellini. Qui plus est, le caractère introspectif de la narration n’est pas sans nous rappeler un autre film de Fellini, en l’occurrence Huit et demi.

S’inspirant de La dolce vita , Sorrentino décrit une société mondaine corrompue, désabusée et qui tente de farder sa médiocrité et oisiveté en faisant semblant de croire en l’art et de cultiver le beau. Marcello Rubini se rappelle à notre bon souvenir à travers les déambulations mélancoliques de Jep, mais aussi à travers ses conversations baroques, ses réflexions amères et ses aphorismes cyniques. Sous l’inspiration de son illustre aîné, Sorrentino dépeint une Italie en pleine déconfiture culturelle et morale, un monde où les certitudes s’effilochent, une société composée de gens qui peinent à se trouver et qui se perdent dans la frivolité et la superficialité.

Avec La grande bellezza, Sorrentino donne l’impression d’errer, seul, dans les décombres fumants de l’âge d’or du cinéma italien. En cela, il devient l’alter ego de Fellini, comme Jep Gambardella semble être l’alter ego de Marcello Rubini. Les protagonistes principaux des deux films en question sont des esthètes qui courent derrière un mirage, ce sont deux idéalistes à la recherche d’un idéal insaisissable.

Sorrentino, aussi bien que Fellini, incite le public à la réflexion et soulèvent des interrogations qui ne laissent pas de marbre, des questions auxquelles il n’apporte pas de réponses claires et tranchantes. La citation de Louis-Ferdinand Céline extraite de Voyage au bout de la nuit et qui apparaît au tout début du film n’est pas fortuite : « Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déception et fatigues. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. Littré le dit, qui ne se trompe jamais. Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie. » Comme Céline, Jep Gambardella est écœuré par la médiocrité de ses contemporains. Et, comme lui, il part au combat avec pour seule arme sa verve mordante et sa plume de génie.

La grande Bellezza contient des plans somptueux de la Ville éternelle. Les palais romains somptueux et silencieux et les magnifiques sculptures sont filmés par Sorrentino avec une grande maestria. Les merveilles architecturales et l’art italien inondent le film de partout, et c’est un régal pour les yeux. Mais, la plus belle chose que l’on puisse voir dans ce film, c’est la Grande Beauté (Grande Bellezza) que Jep a croisée dans sa jeunesse sur une belle plage méditerranéenne, lorsqu’il avait 25 ans, et qui est à l’origine de l’unique livre de sa carrière. Ce qui donne son titre au film. Tout comme Proust, qu’il cite à plusieurs reprises, c’est la réapparition de ce lointain souvenir qui demeure encore intact dans son esprit, une promesse d’un amour naissant qui le hante toujours, qui va faire naître en lui l’envie d’écrire de nouveau.

La grande Bellezza est un film dont les réjouissances le disputent à la nostalgie. Il est servi par une magnifique bande-son et les soirées festives sont portées par des chansons qui ont fait danser toute l’Italie au cours des années 2000 (le reprise de Far l’amore de Raffaella Carra par Bob Sinclar, Mueve la colita, etc.). Le grande bellezza est porté par un acteur dont le charisme crève l’écran. En effet, Toni Servillo porte tout le film sur ses épaules et lui donne un ton à la fois drôle et mélancolique, tendre et cynique. C’est un film contemplatif, irrévérencieux et d’une profonde poésie.

Pierrot LeFou

P.S. : Je ne remercierai jamais assez mon adorable Imen qui m’a fait découvrir le cinéma italien de ces vingt dernières années. Car, comme vous pouvez vous en douter, quand il s’agit de cinéma, je deviens réactionnaire. Je lui dédie ce texte en ce 14 février.

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