Guelb Edhib : quand l’ignorance s’associe à la falsification de l’histoire

Le feuilleton « Guelb Edhib » (Cœur de loup) a fait et ne cesse de faire couler beaucoup d’encre et de salive. Même fermés pour cause d’épidémie du Coronavirus, les tribunaux ont été appelés en référé à trancher le litige opposant deux chaines de télévision, la chaîne publique Al Watania-1 et la chaîne privée El-Hiwar Ettounsi qui se disputaient sa diffusion.

Sa productrice, Khaoula Slimani aurait utilisé le matériel de la dernière où elle officiait comme chroniqueuse avant de céder la diffusion à la première pour une somme rondelette approchant les deux millions de dinars. En quelques jours comme s’il s’agit d’un procès de la plus grande importance, l’affaire a été examinée tour à tour en 1ère instance, en appel et en cassation. Du jamais vu, ce qui a sorti de grands juristes de leurs gonds y compris une honorable magistrate, Kalthoum Kennou dont l’avis fait référence.

Mais la polémique ne s’est pas arrêtée là, car on attendait ce feuilleton avec un intérêt tout particulier, car il traite d’un sujet qui n’a pas été abordé que rarement par les cinéastes et encore moins par les scénaristes de télévision, à savoir le mouvement de libération nationale.

Mais dès l’entame, on se rend compte que les auteurs se sont emmêlés les pinceaux. En effet, les événements étaient censés se dérouler en 1948, or cette année-là rien de spécial ne s’était passé, à part le décès du Bey patriote Moncef dans son exil en France le 1er septembre de cette année. Avant cela le Bey qui lui a succédé Mohamed Lamine n’avait pas réussi à imposer sa légitimité. Du reste faire croire que ce souverain-là a donné des armes aux destouriens est une contre-vérité historique.

D’autre part, le déclenchement de la révolution armée, prônée par le Néo Destour, ne date pas de 1948 mais du 18 janvier 1952, à la suite de l’arrestation de Bourguiba et de ses compagnons. Puis filmer des colons français en train de s’emparer des terres appartenant des Tunisiens en 1948 c’est tordre le cou à la vérité historique puisque de tels événements ont eu lieu bien avant cette date. C’était au tout début de la colonisation française qui rappelons-le s’est faite à la fin du XIXè siècle, en 1881.

De plus, donner un rôle à un Algérien qui faisait rentrer des armes en Tunisie pour aider les voisins est tout à fait contraire à la réalité car c’étaient les Tunisiens qui convoyaient des armes en faveur de la révolution algérienne et cela se passait après le déclenchement de la révolution algérienne à l’aube du 1er novembre 1954.

Les historiens sont unanimes à considérer que l’histoire a été massacrée dans une narration qui se voulait historique et ce n’est pas une plaque indiquant qu’il s’agit d’une fiction qui va amoindrir les dégâts occasionnés par ce feuilleton. C’est ce que pensent d’ailleurs des historiens de renom comme Khaled Abid ou Amira Allaya.

Professeur d’histoire contemporaine à l’Université, Adel Ben Youssef qui a l’habitude des médias puisqu’il a produit des émissions de « témoignages historiques » sur la Radio Culturelle et Radio Monastir est néanmoins clément dans ses observations. Il nous a confié que le fait de consacrer un feuilleton à l’histoire contemporaine de la Tunisie est une bonne chose en soi. « Nous manquons de ce genre de dramatiques, alors que dans d’autres pays comme l’Egypte, le Maroc ou l’Algérie, les narrations à caractère historique sont légion » a-t-il ajouté.

Néanmoins, il a relevé des contre-vérités historiques en lien avec l’évocation de Moncef Bey et du mouvement moncéfiste qui s’est étiolé en 1948. De même l’installation des maquisards, les fameux fellaghas dans les montagnes ne date que de 1952 au lendemain du congrès du Néo Destour présidé par Hédi Chaker du fait de l’arrestation de Habib Bourguiba le 18 janvier 1952.

Quant au convoyage d’armes de l’Algérie vers la Tunisie, c’est le contraire qui a eu lieu et c’était au lendemain du déclenchement de la révolution algérienne le 1 er novembre 1954. Des chefs maquisards tunisiens, dont Lazhar Chraiti et Sassi Lassoued ont été envoyés en Algérie pour soutenir le combat mené de l’autre côté des frontières.

Ce n’est pas la narration historique qui est erronée même les costumes ne correspondent pas à la réalité. Car on a affublé des gens de Kasserine du kadroun qui est un habit des hommes du Sahel. Les femmes ne portaient pas le « banouar » des villes mais la mélia rurale. L’historien relève des erreurs même dans les types de voiture utilisées ainsi que dans les armes affichées qui sont de type soviétique datant des années 1960, sans parler des stores électriques qui sont plus récentes.

Selon lui toutes ces erreurs auraient été évitées si un historien a été associé à ce travail en tant que superviseur. Cela se fait partout pour ce genre de dramatiques. Selon lui cela n’aurait rien coûté à la production car l’historien se suffirait de voir son nom apparaître dans le générique du feuilleton. Un avis que nous partageons même si nous estimons que cet historien doit être payé, car son cachet n’aurait pas grevé le budget d’un feuilleton vendu à 1,9 million de dinars à la Télévision nationale.

La question qui se pose avec acuité, néanmoins est de savoir s’il s’agit d’une ignorance ou d’une volonté délibérée de falsifier l’histoire. On peut affirmer qu’il ne s’agit que d’une fiction mais l’argument ne tient pas la route. Du fait que des faits historiques l’entouraient, la moindre des choses aurait été de demander l’avis des spécialistes. Ce qui aurait évité bien des erreurs. S’il y a une suite à ce feuilleton, espérons qu’un historien en supervisera la narration.

R.B.R