Fragments de mémoire : les trois portes jumelles

Des fois, Il arrive à notre regard, de croiser fortuitement, des images qui font remonter à la surface, des tréfonds de la mémoire, des souvenirs lointains, que l’on croyait altérés, voire totalement effacés par les effets imparables du temps et de l’oubli.

Images qui réveillent en nous, le souvenir de scènes, d’êtres, de lieux ou d’objets familiers, ayant accompagné notre existence, à des moment parfois bien éloignés de notre présent.

C’a été le cas de la photo ci-dessous, prise à Ksibet El-Médiouni, ma ville des origines, où l’on voit au premier plan, un alignement quasi parfait de trois anciennes portes closes, mais fraichement repeintes à l’identique et embellies, comme si on les avaient préparées pour la photo de famille !

Ces trois portes mitoyennes donnent sur la « Rahba al-K’bira », la placette principale du vieux quartier de cette coquette petite ville littorale en hauteur, au cœur du Sahel tunisien.

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Au fait, jusqu’au milieu du siècle dernier, la petite ville d’aujourd’hui n’était qu’un village moyen, dont les habitants vivaient essentiellement du tissage de la laine et du tapis, du coton et de la soie, de la pêche traditionnelle, de deux manufactures de fabrication de savon à partir des grignons d’olives qui s’y étaient installées, et très subsidiairement, des maigres ressources que procurait une agriculture précaire et aléatoire.

Quant aux trois porte, objets de ce propos, elles étaient autant que je m’en souvienne, toujours ouvertes, accueillantes et aussi animées que la placette (rahba) qui leurs servait de cadre :

La porte à droite sur la photo était l’entrée du fameux café Salamlam ( du surnom de son propriétaire ) .

Lieu de rendez-vous des pêcheurs du village; Ils s’y rassemblaient chaque jours au petit matin, autour d’un café, avant de gagner leurs embarcations parquées dans le petit port tout proche et de mettre le voile vers le large, pour une journée de pêche laborieuse, et ô combien incertaine.

De retour au coucher, les mêmes pêcheurs se regroupaient dans le même café et aux mêmes tables, pour palabrer sur les prises et les aventures de la journée, et du même coup, pour répartir au vu de tous, les parts de la pêche du jour, entre le Raïs de chaque embarcation et ses hommes d’équipage, selon une grille coutumière établie dans ce métier risqué et souvent ingrat.

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La porte au milieu, ouvrait sur le bureau du cheïkh du village, l’équivalent du Omda de nos jours, quoique le cheikh – en l’absence d’autres représentants de l’autorité publique à l’époque – jouissait de beaucoup plus de prestige, d’ascendant, et de pouvoir.

C’était le cheikh qui détenait l’état civil, les registres des naissances et des décès, qui paraphait les actes de mariage, et autres transactions notariales….. Usant de son ascendant moral et de sa connaissance profonde des habitants du village, il intervenait à chaque fois qu’il y avait conflit, pour le résoudre à l’amiable, du moins, autant qu’il pouvait le faire . Il épargnait ainsi aux belligérants, la tentation de la violence, ou le recours à la police et à une justice lente, coûteuse et aux issues non garanties .

Bref, ce bureau aujourd’hui vide et fermé, était la principale institution du village. Il était tout à la fois, l’ incarnation et le symbole de l’autorité de l’Etat, le réceptacle des doléances de la population du village et le médiateur principal entre cette dernière et les pouvoirs publics .

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La porte de gauche abritait quant à elle, les fourneaux au feu de bois du seul Hammam du village.

Ce bain maure ancestral était très respecté. On le considérait béni du fait qu’il faisait partie des biens Habous (biens de mainmorte) du saint patron et fondateur légendaire du village, Sidi Abdallah El-Médiouni.

Ammar Charma , qui était en charge de ces fourneaux était un personnage atypique , haut en couleurs, aimé dans tout le village, tant en raison de sa gentillesse et de son affabilité , que de ses multiples fantaisies.

Dans la bicoque oblongue et peu éclairée où il vivait en solitaire quand il quittait ses fourneaux, Ammar n’était pas aussi seul qu’on pouvait le penser. Il avait toujours de la compagnie , je dirais même une belle et prolifique compagnie ! :

Accrochés aux murs de son logis du sol jusqu’au plafond, on pouvait voir un nombre incalculable de posters de célèbres stars du cinéma , de starlettes pulpeuses et de mannequins aux charmes non cachés, éclatantes de grâce et de beauté. Une mosaïque désordonnée mais effervescente, exclusivement composée de gente féminine, dont il détachait les morceaux patiemment de tous people magazines de l’époque qui lui tombaient sous la main, avant de les attacher en exposition permanente sur les murs aveugles de sa dérisoire demeure.

Avec son visage souvent enfumé, sa chevelure épaisse et d’un noir très foncé qui lui retombait sur les épaules, ses tenues vivement coloriées et sa manière d’être paisible et folâtre, Ammar était, à l’époque de la propagation du mouvement Hippy en Occident, un véritable représentant qui s’ignore, de ce mouvement à Ksibet El-Médiouni

Boubaker Ben Fraj