Tôt dans la matinée du 19 avril, un tribunal de Tunis a prononcé des peines sévères dans le cadre d’un procès de masse intenté à 40 avocats, personnalités de l’opposition et détracteurs du président tunisien Kais Saied. Trente-sept prévenus ont été condamnés à de lourdes peines de prison, allant jusqu’à 66 ans, au bout de seulement trois audiences lors desquelles ils n’ont même pas été entendus ou eu une réelle opportunité de présenter leur défense.
Ils ont été accusés de complot contre la sûreté de l’État et de terrorisme, en lien avec des activités politiques telles que des rencontres avec des diplomates européens, comme les ambassadeurs de France et d’Italie.
« L’Affaire du complot », comme elle est désormais dénommée, illustre la rechute vertigineuse de la Tunisie, naguère berceau du Printemps arabe, ayant aujourd’hui renoué avec l’ère des prisonniers politiques.
Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a condamné ces verdicts, et appelé les autorités tunisiennes à mettre fin aux vagues de persécution politique.
Mais l’Union européenne a eu la réaction la plus faible possible.
Un porte-parole de la Commission européenne a déclaré que celle-ci « a pris note de la sévérité de ce verdict » et que « dans ses échanges avec les autorités tunisiennes, l’UE rappelle régulièrement l’importance de la liberté d’expression et du respect du droit à un procès équitable et à une procédure régulière ».
Les prévenus n’ont même pas eu droit à un semblant de procès équitable, les autorités se servant de cette affaire pour museler ce qu’il reste d’opposition politique dans le pays. De nombreux prévenus ont été contraints à l’exil, et ceux qui sont toujours en Tunisie sont passibles de longues peines de prison.
À la suite du verdict, les autorités ont arrêté un avocat de la défense, Ahmed Souab, après des déclarations qu’il a faites aux médias. Il a été placé en garde à vue en vertu de la loi antiterroriste, et il est accusé de crimes de terrorisme et de droit commun.
En 2021, après une décennie lors de laquelle la Tunisie a adopté des réformes et accompli des progrès en matière de droits humains, le président Kais Saied s’est approprié le contrôle des institutions de l’État et a drastiquement intensifié la répression de toute dissidence.
Les autorités ont écrasé l’opposition politique ; menacé, intimidé et pris pour cible les organisations de la société civile ; sévèrement restreint les libertés d’expression et de la presse ; sapé l’indépendance du système judiciaire ; réprimé les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés ; et criminalisé le fait de leur porter assistance.
Le silence honteux de Bruxelles
En dépit de tout ceci, l’UE, qui est l’un des principaux partenaires internationaux de la Tunisie, est restée dans une large mesure silencieuse face à cette répression croissante, concentrant son attention sur une coopération sur d’autres secteurs telles que le contrôle des migrations.
En 2023, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a signé un Mémorandum d’entente avec le président Saied, prévoyant en échange la coopération de la Tunisie pour empêcher des embarcations transportant des migrants et des demandeurs d’asile de quitter irrégulièrement la Tunisie pour l’Europe.
La partie de cet accord concernant le contrôle de la migration n’incluait aucune garantie spécifique en matière de droits humains, malgré l’existence de multiples preuves que les forces de sécurité tunisiennes commettent de graves violations.
Les Tunisiens payent au prix fort le fait que l’Union européenne ne se préoccupe que de la migration et a cessé de faire des droits humains une priorité.
Tandis que l’UE s’efforce de verrouiller ses frontières — les arrivées irrégulières par bateau en Italie en provenance de Tunisie ont diminué de 80 % en 2024 — les Tunisiens se voient privés des droits civils et politiques arrachés de haute lutte après la révolution de 2011.
En outre, les étrangers ressortissants de pays africains en Tunisie subissent de graves violations de leurs droits du fait de la politique d’externalisation de l’UE, dans le cadre de laquelle les autorités tunisiennes ont mis en place des contrôles aux frontières abusifs, recouru à une force excessive et mené des expulsions massives à la suite d’interceptions en mer et d’arrestations arbitraires sur le territoire tunisien.
Depuis 2021, les autorités tunisiennes ont pleinement profité de l’absence de condamnation internationale pour poursuivre leur répression. Elles ont fait de la détention arbitraire et des procès abusifs une arme contre les personnes perçues comme critiques du gouvernement, ciblant des opposants de toutes tendances politiques. Certaines personnes détenues sur la base d’accusations abusives risquent la peine de mort si elles sont déclarées coupables.
L’année dernière, Saied a été réélu après avoir exclu ou arrêté presque tous les candidats d’opposition.
En dépit de la répression croissante, notamment de la dissidence, la Commission européenne a récemment proposé d’inclure la Tunisie sur une liste de sept « pays d’origine sûrs ».
Si elle était adoptée par le Parlement et par le Conseil européens, cette proposition accélérerait les procédures d’examen des demandes d’asile — ainsi que les refus — pour les Tunisiens dans la présomption qu’ils n’ont pas vraiment besoin de protection dans l’UE.
Un tel système compromettrait leurs dossiers et pourrait avoir pour conséquence que ceux qui sont réellement dans une situation à risques ne bénéficieraient pas d’un examen équitable de leur demande d’asile.
L’Union européenne et ses États membres devraient cesser de faire comme s’ils pouvaient satisfaire leurs intérêts immédiats en s’acoquinant avec des dirigeants de plus en plus répressifs à Tunis.
Qualifier soudainement la Tunisie de « pays d’origine sûr » ne la rendra pas sûre pour les personnes fuyant les persécutions et la détention. De même, compter sur la tendance bien établie des autorités tunisiennes à violer les droits des migrants dans l’espoir que cela les décourage d’essayer de s’embarquer pour l’Europe ne peut pas être une stratégie gagnante.
Les hauts responsables de l’UE devraient rompre leur silence, condamner publiquement la détérioration de la situation des droits humains en Tunisie et affirmer clairement que de futurs partenariats dépendront de réels progrès et de réformes essentielles dans le domaine des droits.
L’UE devrait réviser ses accords de coopération avec la Tunisie pour s’assurer qu’ils soient conditionnés au respect par ce pays de ses obligations internationales en matière de droits humains, et cesser tout soutien à des forces de sécurité qui commettent des violations des droits humains.
Source : www.hrw.org/