Plusieurs pages du rapport sur les Frères musulmans en France, qui a fait l’objet d’un Conseil de défense mercredi 21 mai , pointent des financements par le Qatar de structures islamiques liées à la confrérie. Selon Georges Malbrunot, journaliste auteur de plusieurs enquêtes sur l’émirat, Doha a joué « un certain rôle » dans « l’entrisme » des Frères musulmans dans l’Hexagone.
Le président Emmanuel Macron a demandé au gouvernement, mercredi 21 mai, de formuler de « nouvelles propositions » au vu de la « gravité des faits » établis dans un rapport sur les Frères musulmans et l’islamisme politique en France.
Le chef de l’État a également décidé de rendre public, « d’ici la fin de la semaine », le rapport de 73 pages documenté par les services de renseignement, auquel un Conseil de défense a été consacré à l’Élysée.
Dans ce document, qui met en garde contre une « menace pour la cohésion nationale », l’ombre du Qatar apparaît à plusieurs reprises au sujet du financement de structures liées à la confrérie islamiste, fondée en 1928 en Égypte.
Pour comprendre les liens entre le Qatar et les Frères musulmans, qui prônent une alternative islamique fondée sur l’application de la charia aux pouvoirs en place, la haine France 24 a interrogé Georges Malbrunot, auteur, avec Christian Chesnot, du livre enquête Qatar Papers (éd. Michel Lafon, 2019).
Le grand reporter au Figaro, spécialiste du Moyen-Orient, estime que Doha a joué « un certain rôle » dans « l’entrisme » de la confrérie, perçue comme « un relais d’influence utile ».
Question : Quel regard portez-vous sur les réactions provoquées par le rapport consacré aux Frères musulmans en France ?
Georges Malbrunot : On voit bien qu’il y a peut-être de la part de certains responsables politiques une volonté de tout mettre sur le dos des Frères musulmans. Ce rapport commandé par le précédent ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, appelle plusieurs remarques. D’abord, il est intéressant dans la mesure où il qualifie et quantifie la menace à travers les informations qui sont le fruit de notes de renseignements fiables et factuelles. Mais il a une limite dans la mesure où il ne prend en compte que la mouvance des Frères musulmans, en laissant de côté, par exemple, la question des réseaux salafistes qui sont aussi importants, sinon plus. S’il est pertinent de pouvoir quantifier, il ne faut pas tomber non plus dans la communication à outrance. Si l’on se fie aux chiffres publiés, le nombre de mosquées ou de centres islamiques liés à la confrérie ne représentent que 7 % des 2 800 lieux de cultes musulmans répertoriés sur le territoire français. Je ne pense pas que les Frères musulmans vont prendre le pouvoir demain, mais ce rapport confirme un certain nombre d’éléments que nous avions constatés en enquêtant sur le terrain, auprès de 25 centres islamiques qui avaient reçu de l’argent en provenance du Qatar. Ils confirment un entrisme et une volonté d’influencer les décisionnaires politiques. Une influence qui contredit notre modèle républicain, le vivre ensemble et le principe de la laïcité.
Question : Comme dans vos enquêtes, l’ombre du Qatar apparaît dans des pages du rapport des renseignements français. Dans quelle mesure peut-on dire que l’émirat gazier a favorisé cet entrisme que vous venez d’évoquer ?
La prise de conscience du danger des Frères musulmans a été très tardive au niveau de nos responsables politiques. Emmanuel Macron, après son arrivée au pouvoir [en 2017, NDLR] a pointé du doigt cet entrisme, notamment sous l’angle du financement étranger, en particulier par le Qatar. Rappelons que le ministre de l’Intérieur qui a permis, à partir de 2003, aux Frères musulmans français d’entrer dans les instances représentatives de l’islam est Nicolas Sarkozy. Puis, sous sa présidence, ainsi que celle de François Hollande, les notes extrêmement précises rédigées par les agents des services de renseignement intérieur n’ont pas été suivies de conséquences. Parce que le Qatar était l’allié de la France. Doha, à travers des ONG et des individus privés, et travers l’Europe et ailleurs, a financé en France des associations et des centres islamiques qui étaient à 90 % proches de la mouvance des Frères musulmans. Donc oui, le Qatar a joué un certain rôle dans cet entrisme. Moins maintenant, depuis la prise de conscience étatique et aussi à la suite d’enquêtes comme celle relatée dans notre le livre Qatar Papers. Il n’y a plus eu de financement, par exemple par Qatar Charity. Mais lorsque nous sommes allés avec Emmanuel Macron au Qatar en 2021 [dans le cadre de la couverture d’’une tournée présidentielle dans le Golfe, NDLR], Laurent Nunez, alors coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme [aujourd’hui préfet de police de Paris, NDLR], nous avait révélé que si Qatar Charity avait cessé de financer les institutions islamiques françaises, il y avait quinze autres ONG ou organisations qatariennes qui avaient pris le relais.
Question : N’est-ce pas paradoxal de soutenir une mouvance qui veut incarner une alternative islamique aux pouvoirs en place dans le monde arabe et ailleurs ? Quel est l’intérêt du Qatar ?
Le Qatar a toujours un peu été le parrain de l’islam politique incarné par les Frères musulmans. La confrérie est un relais d’influence utile et l’émirat, avec ses ressources financières illimitées, a été son bailleur de fonds naturel. C’est dans cet émirat que s’est abritée pendant des années toute la mouvance des Frères musulmans qui était dans l’opposition en Égypte, en Syrie et ailleurs dans la région. En 2011, lors des révoltes arabes, l’émir du Qatar [à l’époque cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, père de l’actuel émir Tamim ben Hamad al-Thani, NDLR] pensait que la mouvance allait remporter les élections dans les pays où les dictatures venaient de tomber. Et qu’à travers ses relais, le Qatar allait être le parrain d’un nouveau monde arabe qui allait émerger à la faveur de ces révolutions. Sauf que l’échec de l’islam politique en Égypte, après la chute du président Morsi qu’il avait sponsorisé, tout comme il avait soutenu le parti Ennahda en Tunisie, a sonné le glas de ces espoirs-là. À travers ces financements, le Qatar a voulu obtenir un ticket d’entrée sur le marché de l’islam européen pour pouvoir peser sur les pouvoirs en place. Comme l’Algérie, le Maroc et la Turquie, qui ont aussi leur propre ticket d’entrée.
Mais il y a une convergence entre l’islam pratiqué au Qatar, qui est un islam conservateur, et celui prôné dans les centres islamiques français liés aux Frères musulmans, où la mosquée est considérée comme un centre de vie, qui prendra en main l’individu musulman de sa naissance jusqu’à son décès. Comme c’est le cas du centre An-Nour à Mulhouse, qui était l’un des plus grands projets financés par la Qatar Charity, une immense ONG qui a des projets dans au moins une quinzaine de pays européens et dans un certain nombre de pays africains.
Question : Vous dites, que le Qatar est l’allié naturel de l’islam politique prôné par les Frères musulmans mais Doha est en même temps l’allié des Occidentaux dans la région, comme l’a démontré la récente visite de Donald Trump dans le Golfe. Qu’est-ce que cela révèle ?
Le Qatar a su, par ses investissements divers et variés et sa diplomatie tous azimuts, se montrer indispensable et devenir un partenaire incontournable. Lorsqu’on a besoin d’un médiateur entre Israël et le Hamas, on fait appel au Qatar pour négocier, parce que Doha abrite la branche politique du mouvement islamiste palestinien. Lorsqu’il faut régler un problème entre les États-Unis et les Taliban, Washington se tourne vers Doha. Les investissements du Qatar à l’étranger, qui sont considérables, sont surtout des achats d’influence qui lui permettent, lorsqu’il est attaqué sur tel ou tel dossier, de se défendre, en menaçant par exemple de retirer les milliards investis.
Question : Et donc la confrérie est une carte parmi d’autres pour Doha?
En effet, cela a été le cas, mais si le Qatar a baissé d’un ton, il n’a pas renoncé à cette carte. C’est un signe à la fois d’une agilité diplomatique et d’un grand pragmatisme. Mais il faut être vigilant à son égard. Et il est vrai qu’Emmanuel Macron, de ce point de vue-là, l’a été plus que ses prédécesseurs.