La loi électorale modifiée à moins de deux semaines du scrutin !!

Dimanche 22 septembre, quelques milliers de personnes ont manifesté à Tunis contre un projet d’amendement à la loi électorale qui permettrait à l’instance en charge de la surveillance du scrutin, proche du président Kaïs Saïed, d’avoir le dernier mot sur la validation des candidats investis pour la présidentielle du 6 octobre.

Une manifestation organisée au pied levé un dimanche après-midi. Cet événement dit la colère des Tunisiens qui ont l’impression que le pouvoir se joue d’eux et des règles. À quinze jours de l’élection présidentielle, le président Kaïs Saïed vient encore de les prendre par surprise en introduisant un amendement à la loi électorale. « On ne change pas les règles du jeu en cours de partie.

D’autant que ces règles, c’est Saïed qui les a édictées. Du jamais vu ! » protestent les manifestants tandis que sur les réseaux tourne l’extrait d’une interview donnée à Express FM en 2019, dans lequel celui qui n’était alors que candidat à la présidentielle s’insurgeait contre « une modification de la loi électorale dans les quatre mois précédant les élections ».

Légaliser une ruse

La manœuvre du 20 septembre est présentée comme l’initiative de 34 parlementaires qui estimaient qu’il fallait mettre fin aux « tensions entre le tribunal administratif et l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) » pour préserver la démocratie.

Elle a en fait été suggérée et préparée par le palais, selon plusieurs députés. Ce texte, qui a fuité sur les réseaux sociaux après la prière du vendredi, est une tentative de rendre légale une ruse de dernière minute qui confie à la Cour d’appel du tribunal d’instance la tâche d’examiner les recours.

Ce changement rend le tribunal administratif incompétent en la matière, l’empêchant notamment de faire annuler les élections suite à des recours.

Une démarche qu’envisageaient certains candidats, notamment ceux qui, malgré le jugement du tribunal administratif en leur faveur, n’ont pas été réintégrés dans la course électorale.

Une étape durant laquelle l’Isie a fait fi de la loi électorale, qui ne prêtait pourtant à aucune confusion et stipule que les recours sont recevables uniquement par le tribunal administratif, tout en précisant dans son article 30 que « le jugement d’appel est irrévocable et n’est susceptible d’aucun recours, même en cassation ».

Un texte à la rédaction duquel le président de la République en personne avait veillé, comme il l’avait fait pour la Constitution qu’il a fait adopter en 2022.

Toutes ces manœuvres de dernière minute semblent indiquer que le locataire de Carthage n’est pas serein quant à la conservation de son siège, lui qui fustigeait le principe même du pouvoir en 2019.

Depuis, il s’est pris au jeu et s’est imaginé être comme le second calife, Omar Ibn Al-Khattâb, également surnommé Al Farouk (l’équitable), qu’il admire tant. Le fait que sa volonté puisse être contrecarrée par un tribunal administratif, et éventuellement compromettre son second mandat, est pour lui inacceptable.

Après la stupeur, la révolte

« À ce stade, le palais aurait pu publier un décret amendant la loi électorale, mais Kaïs Saïed préfère impliquer l’assemblée qui, en proposant l’amendement, deviendra l’unique responsable de cette manœuvre », précise un politologue qui souligne le fait que le président ne s’entoure pas de conseillers avisés capables de vérifier les textes de loi. « Il s’avère que tout juriste qu’il est, il ne peut accomplir une tâche qui revient à un collectif. Autrement les textes seront litigieux », poursuit le spécialiste.

À la stupeur succède un sentiment de révolte : « Jusqu’où va aller le pouvoir ? Ils ont déjà tout en main, il ne reste plus qu’à ériger des murs et faire de ce pays une prison géante », assène, excédée, une militante des droits de l’homme qui ne comprend pas ce qui anime Kaïs Saïed qu’elle a côtoyé pendant des années à la faculté de droit.

Parmi ses compagnons de faculté écartés de la rédaction de la Constitution et mis devant le fait accompli, le professeur de droit constitutionnel, Amine Mahfoudh reste, lui aussi, sans voix. Et répète, abasourdi : « C’est scandaleux, il n’y a pas d’autre terme.

Éthiquement, politiquement et pour la réputation de la Tunisie, on ne peut pas changer les règles du jeu à quelques jours du vote alors que le contentieux a été tranché par le tribunal administratif qui avait montré que ne pas reconnaître la décision de réintégration de trois candidats qu’il a émise pouvait annuler le processus électoral en constatant l’absence de respect des principes de transparence et de sincérité du scrutin. »

Pour le juriste, ce contentieux relève du droit public auquel sont justement formés les magistrats administratifs, et non les juges judiciaires qui ont d’autres compétences. « Il semble que les juges administratifs ne soient pas acquis au pouvoir et cela fait une mauvaise presse à une institution judiciaire aux ordres », ajoute-t-il avant d’énoncer ce que beaucoup ne formulent pas : « C’est catastrophique, tous les moyens sont bons pour que le président sortant conserve son poste et soit réélu quels que soient les moyens.

Si cet amendement est entériné, ce sera un coup de grâce porté à la démocratie. » Le juge Hamadi Rahmani, qui fait partie des nombreux magistrats révoqués en 2022, lui non plus n’a pas de mots et conclut : « Ils auraient pu annoncer le califat sans avoir besoin de tout ce travestissement. »

Chargé de campagne pour le candidat Ayachi Zammel, qui est actuellement incarcéré, l’avocat Ramzi Jebabli, dénonce « un coup d’État ». Il remarque que le parlement précédent, pourtant accusé de tous les maux, n’aurait jamais pu entreprendre une telle action en la justifiant dans les attendus par un mauvais climat entre le tribunal administratif et l’Isie.

Rétrospectivement, on comprend mieux pourquoi les députés siègent depuis le 19 septembre en plénière ouverte, sans agenda précis mais comme à l’affût d’un événement. Différentes sources indiquent qu’une plénière devrait se tenir le 1er octobre, et que le décompte des voix favorables et opposées à l’amendement modifiant la loi électorale a déjà commencé.

Le député Abdeljalil Hani parle pour de nombreuses voix dissonantes en lançant : « Modifier la loi électorale quelques jours avant les élections est un assassinat de la démocratie et des valeurs de la République. »

Source : Jeune Afrique, 23 septembre 2024