Pourquoi l’Indonésie déménage-t-elle sa capitale ?

L’Indonésie fête ce samedi 17 août l’anniversaire de son indépendance et en profite pour inaugurer sa future capitale, Nusantara, dont le projet colossal est évalué à quelque 29 milliards d’euros.

Si Jakarta restera la capitale économique, Nusantara, sur l’île de Bornéo, projet emblématique du double mandat du président sortant, doit être la prochaine capitale politique et administrative. Mais les retards dans la construction, les problèmes de financement et la réticence des fonctionnaires à s’y installer ont semé le doute sur le fait qu’elle deviendra effectivement la nouvelle capitale.

De plus, le décret transférant officiellement le statut de capitale de Jakarta à Nusantara n’a toujours pas été pris et ne pourrait l’être qu’après l’arrivée au pouvoir du nouveau président, Prabowo Subianto. Cet ancien général, qui doit prendre ses fonctions en octobre, s’est toutefois engagé à poursuivre le projet, qui doit voir la ville construite en cinq phases d’ici 2045.

 

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Mais finalement, pourquoi construire une nouvelle capitale ?

Pollution

La population indonésienne et l’économie du pays se concentrent de façon disproportionnée sur l’île de Java, où se trouve la capitale actuelle Jakarta, avec près de la moitié des 273,5 millions d’habitants du pays.

Métropole de 12 millions d’habitants, Jakarta est fortement polluée par le trafic routier, un système de collecte des ordures déficient, qui pousse des habitants à brûler leurs déchets, et les émanations de centrales à charbon environnantes. Des embouteillages monstres paralysent en outre la circulation pendant des heures, ce qui, selon le gouvernement, représente des pertes économiques de plusieurs milliards de dollars.

La nouvelle capitale se situe dans le Kalimantan-Est, l’une des quatre provinces de la partie indonésienne de Bornéo. Avec 16 millions d’habitants, Bornéo est la moins peuplée des grandes îles de ce pays. Elle va y déployer sa partie administrative et urbaine sur 620 kilomètres carrés, une superficie quasiment équivalente à l’actuelle capitale. Le reste, qui s’étend sur 1970 kilomètres carrés, est supposé être un poumon vert.

Montée des eaux

Une autre raison à ce déménagement est la menace que représente la montée des eaux. Située au bord de la mer de Java, Jakarta s’enfonce en effet à un rythme inquiétant à cause de l’extraction incontrôlée de ses eaux souterraines.

Selon une étude réalisée en 2021 par l’Agence indonésienne pour l’évaluation et l’application des technologies, la mégalopole s’enfonce d’environ six centimètres par an, un phénomène particulièrement rapide par rapport aux autres villes côtières. Si des mesures urgentes ne sont pas prises, un quart de la capitale pourrait être submergé d’ici 2050, selon l’Agence nationale pour la recherche et l’innovation.

Les chercheurs estiment en outre que l’approvisionnement en eau de Jakarta et de sa région pourrait venir à manquer dès 2050 si le gouvernement ne ralentit pas l’expansion de la mégalopole.

Tremblements de terre

Le déménagement est également motivé par la proximité de Jakarta avec les failles tectoniques qui traversent l’archipel, ce qui rend la ville vulnérable aux tremblements de terre. Fin 2022, un séisme avait tué 330 personnes sur l’île de Java.

L’île de Bornéo, quant à elle, est dans la zone du pays la moins susceptible d’être affectée par des tremblements de terre, car elle est plus éloignée de la ceinture de feu du Pacifique.

Problèmes financiers

Malgré ces arguments, le gouvernement peine à attirer des investissements étrangers cruciaux pour mener à bien son projet. Jakarta va financer 20% de la nouvelle cité mais a besoin de 100.000 milliards de roupies (5,6 milliards d’euros) d’investissements privés d’ici la fin 2024. Lundi, le président indonésien indiquait n’avoir reçu que 56.200 milliards de roupies au total.

Pour Nicky Fahrizal, du Centre d’études stratégiques et internationales de Jakarta, « c’est mission impossible. Les finances de l’Etat ne permettent pas de construire une mégastructure en seulement un ou deux ans ».

Selon des experts, les entreprises étrangères hésitent à s’engager dans une ville située dans l’une des plus grandes forêts tropicales au monde qui abrite orang-outans et singes à long nez. « Elles ne veulent pas investir dans un projet au détriment de la biodiversité », explique Aida Greenbury, spécialiste indonésienne du développement durable.

« Il faut ‘imiter’ une forêt tropicale »

En effet, les défenseurs de l’environnement craignent que la construction d’une nouvelle métropole à Bornéo, au cœur d’un écosystème riche de milliers d’espèces animales et végétales, accélère la déforestation et détruise l’une des plus vastes et anciennes zones de forêt tropicale.

Le président sortant Jokowi défend pourtant son projet et soutient que la cité est « construite selon le concept de ville forestière, de ville de la jungle, de ville pleine de vert ». Pour concevoir cette « ville-forêt tropicale », les urbanistes de Nusantara doivent obéir à des critères stricts, comme de reposer à 80% sur les transports publics, de consacrer 70% de la surface urbanisée aux zones vertes, et de faire dépendre la ville à 100% des énergies renouvelables.

« On est partis du principe de biomimétisme : il faut ‘imiter’ une forêt tropicale », explique à nos confrères du Monde Sofian Sibarani, le planificateur en chef de l’agence indonésienne Urban+, lauréate d’un concours de 300 participants. « L’énergie vient du haut, par des panneaux solaires placés sur les toits. Dans la partie intermédiaire, des passerelles pour circuler entre les immeubles et les sites. Les étages inférieurs et le sous-sol sont la partie la plus diverse, la plus riche de la forêt : on y trouve commerces et services », poursuit le quinquagénaire.

Toujours selon le journal français Le Monde, il n’y aura pas de gratte-ciel à Nusantara — les immeubles ne dépasseront pas les 10 à 12 étages — et sans doute pas de transports en commun ferroviaires, en raison de la faible densité. Des systèmes de mobilité électrique lieront entre eux les éléments urbains. Une partie des ordures, triées en cinq catégories, seront collectées par un réseau pneumatique souterrain. « Encore faudra-t-il que les gens acceptent les contraintes d’un « mode de vie vert ». On a une occasion en or avec les nouvelles générations », estime Sibarani.

Une utopie selon de nombreux écologistes

Pourtant, la future « ville-forêt » se construit dans une zone ravagée par des décennies d’exploitation agricole et minière. 179 gouffres géants dus aux mines de charbon parsèment le site, selon un calcul de la branche locale de l’ONG JATAM, spécialisée dans la défense des droits humains et environnementaux face aux entreprises minières.

D’immenses concessions d’arbres à papier, des acacias aux troncs effilés abattus tous les cinq ans, couvrent le futur centre administratif, observe Le Monde. La forêt tropicale n’y subsiste que de manière parcellaire. En outre, le Kalimantan-Est est l’une des provinces les plus « carbonées » d’Indonésie : elle contient pas loin du tiers des réserves indonésiennes de charbon, et Balikpapan, sa plus grande ville, avec ses raffineries et ses puits offshore, est la capitale pétrolière du pays.

Nusantara promet pourtant d’atteindre la neutralité carbone en 2045 — quinze ans avant la date, 2060, que s’est donné le reste du pays pour le faire. En plus des contraintes en matière d’utilisation de l’énergie, de l’espace et des transports, cette performance reposerait sur un effort massif de restauration forestière. Le plan directeur annonce en effet que 1670 kilomètres carrés (65% de la surface totale de Nusantara) seront désignés comme « zone forestière protégée », dont la moitié est issue d’un processus de « reforestation », et le reste comprenant les mangroves et les forêts existantes.

Mais ces promesses, pour beaucoup d’écologistes, relèvent de l’utopie. « La forêt primaire a été remplacée par des monocultures. Donc, tout l’écosystème a disparu. Il sera très difficile à reconstituer », estime Husein, un militant de Balikpapan Bay, une ONG locale.

Autochtones oubliés

Dans la zone où est construite Nusantara résident aussi quelque 20.000 personnes appartenant à 21 groupes autochtones, qui vivent essentiellement de la forêt.

À proximité d’un petit village appartenant à la tribu Balik, un barrage a vu le jour. « Je suis en colère parce que je vais être touché par ce projet… Or cet endroit, c’est le lieu de mes ancêtres, là où ils ont vécu. C’est pour ça que j’ai refusé ce projet, quand le gouvernement voulait nous forcer à changer d’endroit. Nous avons le droit de vivre ici en tant que citoyen ! », explique un villageois à France Culture.

La plupart des habitants sont pêcheurs ou fermiers, et constate la dégradation de la rivière. « Parce que nous sommes très dépendants des ressources naturelles, notamment de la forêt et de la rivière, je demande au gouvernement de protéger nos arbres, et notre eau… pour nous. Parce qu’on n’a pas d’autres ressources que la forêt, la rivière et nos fermes », raconte une autre villageoise. L’autre grande source d’inquiétude pour ces locaux est de se voir déposséder de ses terres, rapporte France Culture. En cause : l’absence de certificat de propriété pour des membres de la population indigène.

Pour Mera, membre d’une ONG locale, et spécialiste des exploitations minières à Kalimantan, les potentiels investisseurs étrangers de Nusantara doivent savoir que des populations indigènes subissent le projet, et que leur voix n’est pas entendue. « La communauté internationale doit l’entendre : c’est une violation des droits humains qu’ils subissent en ce moment », affirme-t-elle auprès de la radio publique française.

Malgré tous ces revers et critiques, la fin des travaux de Nusantara est toujours prévue pour 2045.