Je trouve que le débat suscité par le billet intitulé « Quatre milliards de Dinars ….partis en fumée ou le prix de la non gestion » est très intéressant. Il y avait des commentaires très constructifs, d’autres moins. Il ne s’agissait nullement de faire porter la responsabilité à quiconque en particulier, mais plutôt au système, à la législation et aux procédures appliquées. Ce qui est inquiétant par contre c’est que la Tunisie semble avoir fait le choix de ne rien gérer, et donc de tout subir. Les responsables politiques et administratifs, par peur de l’article 96 par exemple, semblent avoir fait le choix du service minimum, un service minimum de décisions et de choix pour ne jamais être tenus responsables de quoi que ce soit. L’article 96 est une vraie catastrophe. Du fait de cet article, et peut-être par sur-réaction, nos responsables politiques et administratifs travaillent dans la peur. Mais il faut reconnaître aussi qu’ils n’ont rien fait pour changer les choses et faire avancer le pays dans la bonne direction. Encore une fois gérer c’est prévoir, gérer c’est oser, gérer c’est saisir les opportunités sans avoir peur. Et ceux qui ont peur doivent rester chez eux.
Il n’y pas que les prix du pétrole et des hydrocarbures qui ne sont pas gérés Il y a plus grave que cela. En voici quelques exemples:
1- Le stock de la dette publique, et notamment la dette extérieure, n’est pas géré. Il est entièrement subi. Et là nous parlons d’un stock de plus de 120 milliards de Dinars, soit plus que 100% du PIB. La gestion actuelle se limite à la tenue d’un échéancier. La seule différence avec ce qui se faisait il y a un siècle est que cet échéancier est tenu sur un ordinateur, qui tombe parfois en panne. Notre dette est totalement subie du point de vue devises, c’est à dire le risque de change. Notre dette est totalement subie du point de vue des taux d’intérêt qui nous sont appliqués (fixes ou variables). Des techniques comme les contrats futurs, les options, les swaps s’appliquent parfaitement à la gestion de la dette publique. Mais rien de tout cela ne se fait chez nous. Il est quasiment impossible d’estimer les pertes ou les surcoûts dus à cette non gestion, mais le fait est là nous avons choisi de ne pas gérer cette énorme composante de l’économie et des finances tunisiennes. Nous subissons;
2- Les trésoreries de l’état et des entreprises publiques sont gérées de manière totalement dispersée. Aucune forme de gestion centralisée de la trésorerie de l’état. Qu’est-ce qui empêche l’état d’avoir sa propre salle des marchés pour gérer la trésorerie, les opérations de change, les outils de couverture des risques. Qu’est-ce qui empêche l’état de créer une cellule d’expertise en matière de gestion des risques. Qu’est-ce qui empêche la BCT de jouer ce rôle là, elle à qui la loi de 2016 a confié le rôle de conseiller financier de l’état. Autant de questions importantes qui demeurent sans réponse.
3- Ce que nous avons dit au sujet du pétrole et des hydrocarbures s’applique à toutes les « commodities » c’est à dire les biens standardisés et dont les prix font l’objet d’une cotation sur un marché international. En Tunisie nous ne gérons pas les prix des produits importés tels que les céréales, le sucre, le café, le thé, l’acier, etc. Les outils de couverture des risques d’augmentation de prix s’appliquent à toutes ces « commodities ». Nous subissons tous les aléas des marchés. Imaginez le coût de cette non gestion.
À la suite de la publication du statut relatif au pétrole et aux hydrocarbures j’ai reçu ce matin un appel de la part de Si Nizar Yaiche qui était ministre des finances du gouvernement Fakhfakh de février 2020 à septembre 2020. Par la communication téléphonique qui avait duré 21 minutes Si Nizar, que je remercie beaucoup, voulait m’informer qu’entre mars et mai 2020 ils avaient tenté de mettre en place une couverture des risques liés aux prix de l’approvisionnement de la Tunisie en pétrole et en hydrocarbures. Mais que les cotations des prix des outils de couverture n’était pas intéressantes et ils avaient fait le pari (je dis bien le pari) de ne pas couvrir le risque, et que finalement le marché leur avait donné raison. Tant mieux pour ce coup là. Mais en matière de couverture des risques il ne s’agit pas de gagner à tous les coups, ni de perdre à tous les coups. C’est le bilan global qui compte. Il s’agit donc de mettre en place une culture de gestion des risques, pour ne pas les subir. Il s’agit pour l’état de se doter des structures et des compétences nécessaires pour mieux gérer les finances publiques en gérant les risques plutôt que de les subir.
Est-ce normal par exemple de construire le budget de l’état en 2021 sur la base d’un prix du baril à 45 $ et de subir les aléas du marché pour se retrouver à la fin de l’année avec un baril à plus de 75 $. Sachant qu’une hausse du prix du baril d’un Dollar entraine un coût supplémentaire au budget de l’état de l’ordre de 120 millions de Dinars. Avec un budget construit sur la base d’un baril à 45 $ il fallait mettre en place les couvertures de risque nécessaires pour fixer le prix du baril (contrats futurs) ou le plafonner (options) à 45 $. En 2022 nous avons refait la même chose: un budget construit sur la base de 75 $ le baril sans aucune couverture du risque de prix pour se retrouver déjà avant la guerre en Ukraine avec un prix du baril avoisinant les 100 $. La guerre en Ukraine a sensiblement compliqué la situation pour la Tunisie, et les prévisions faites par les spécialistes de ce domaine pour le reste de l’année sont préoccupantes.
Gérer c’est prévoir, gérer c’est oser, gérer c’est saisir les opportunités sans avoir peur. Et ceux qui ont peur doivent rester chez eux.
Ezzeddine Saidane