Les trois principaux indicateurs pour apprécier la dette d’un pays sont:
– la dette extérieure et son évolution aussi bien en valeur absolue que par rapport au PIB du pays;
– le service de la dette, c’est à dire les échéances en principal et en intérêts pour une année donnée, et son évolution aussi bien en valeur absolue que par rapport aux recettes courantes relatives à l’année en question (exportations et autres recettes courantes);
– la dette publique, c’est à dire la dette de l’état stricto sensu, et son évolution aussi bien en valeur absolue que par rapport au PIB.
Entre 2010 et 2021 le montant de la dette extérieure, exprimée en Dinars, a plus que triplé, et a dépassé le niveau de 110% du PIB. Et il faut noter à ce propos que les chiffres communiqués par la Banque Centrale et par le Ministère des Finances ne concordent pas toujours !
Le service de la dette a plus que doublé pour dépasser le niveau de 20% des recettes courantes, alors qu’il était inférieur à 9% en 2010.
Entre 2010 et 2021 le montant de la dette publique a plus que quadruplé et il représente désormais plus que 100% du PIB. Le service de la dette publique, quant à lui, représente en 2021 plus de 30% du budget de l’état et près de 15% du PIB.
Avec de telles données la notation souveraine de la Tunisie a été revue à la baisse neuf fois successives depuis 2011, et ce par les deux agences de notation Moody’s et Fitch Ratings. La Tunisie est passée de BBB+ avec un perspective positive en 2010 à CCC avec une perspective négative en 2021. La Tunisie est par conséquent classée « pays à risque élevé ».
Nous constatons par ailleurs que depuis quelques mois des rapports sont publiés, avec une fréquence inhabituelle, concernant la situation économique et financière de la Tunisie. La Banque of America Merril Lynch, banque qui connait bien la Tunisie pour avoir accompagné à plusieurs reprises, à travers Merril Lynch, le ministère des finances et la banque centrale pour des sorties sur le marché financier International , vient de publier un rapport sur la Tunisie. Dans ce rapport la Bank of America considère que la dette extérieure de la Tunisie n’est plus soutenable et que la Tunisie pourrait recevoir dans peu de temps une invitation du Club de Paris afin de renégocier sa dette avec ses principaux créanciers et obtenir un accord de rééchelonnement de la dette extérieure devenue non soutenable.
Dans son rapport publié il y a sept mois environ l’agence de notation Moody’s indique clairement que la probabilité de défaut de la Tunisie dans les douze mois qui suivent la publication du rapport est élevée. Le rapport précise également que le FMI souhaiterait voire la Tunisie renégocier sa dette avec ses créanciers avant d’engager de nouvelles discussions avec le FMI.
Dans son dernier rapport relatif à la question de la dette dans plusieurs pays la Banque Mondiale indique que la dette extérieure de la Tunisie avait atteint en 2020 le niveau de 41 milliards de Dollars. En 2021 le PIB de la Tunisie est estimé à 35 milliards de Dollars. En 2021 la Tunisie a continué à s’endetter. Le niveau de la dette devrait donc se situer en fin d’année à 44 milliards de Dollars, alors que le PIB continue de régresser. Le ratio dette extérieure / PIB devrait ainsi se situer aux environs de 120%. Et comme le coût moyen en intérêts de la dette extérieure (tous crédits confondus) est de 4% par an environ, la Tunisie a mathématiquement besoin de réaliser une croissance économique de l’ordre de 6 à 7% par an rien que pour payer les intérêts de la dette extérieure!
Avec ces données-là peut-on considérer que la dette extérieure de la Tunisie est encore soutenable. La réponse logique et rationnelle à cette question est clairement NON. Une dette non soutenable se traduit généralement par un défaut, et le défaut implique la nécessité de rééchelonner la dette. Et le rééchelonnement de la dette se fait d’abord dans le cadre du Club de Paris pour la partie de la dette bilatérale et multilatérale , et ensuite dans le cadre du Club de Londres pour la partie de la dette qui provient des prêteurs privés.
La loi des finances complémentaire pour 2021 indique clairement que la Tunisie est dans l’incapacité de mobiliser des ressources extérieurs supplémentaires pour ce qui reste de l’année et que les dépenses courantes de l’état devraient être couvertes par les ressources intérieures: revenus propres de l’état plus un recours supplémentaire à l’endettement local en Dinars de l’ordre de 2,6 milliards de Dinars (lire planche à billets), en plus des 5,5 milliards de Dinars déjà mobilisés.
La fin de l’année 2021 approche et la Tunisie n’a toujours pas de loi des finances et un budget de l’état pour 2022. Ce qui empêche l’administration d’élaborer et de faire approuver une loi des finances pour 2022 est que l’administration n’a pas de réponse à une question essentielle: par quelles ressources va-t-on financer les dépenses courantes de l’état en 2022. Quelle serait donc la situation économique et financière de la Tunisie en 2022 et plus tard.
Il semble même que la Tunisie n’aura pas de loi des finances pour 2022. Et qu’à la place d’une loi des finances la Tunisie va fonctionner, comme le prévoit la constitution, par des décrets présidentiels trimestriels.
Avec toutes ces données-là la dette extérieure de la Tunisie et la dette publique ne semblent plus soutenables.
Que des responsables du gouvernement ou des autorités monétaires rejettent l’idée d’un rééchelonnement de la dette dans le cadre du Club de Paris ne permet pas d’avancer des solutions. En effet ces responsables se sont contentés de rejeter l’idée sans offrir une explication, une nouvelle vision ou une solution de rechange. Continuer à être dans le déni sans offrir de solutions ne peut qu’aggraver la crise et retarder la mise en œuvre de solutions.
Avec une situation politique qualifiée d’exceptionnelle, mais qui risque de durer. Avec les données économiques et financières présentées ci-dessus la Tunisie pourrait-elle espérer une reprise rapide des pourparlers, et plus tard des négociations, avec le FMI.
L’ancien Chef de Gouvernement, Mr. Mechichi avait adressé au FMI une demande de financement de 4 milliards de Dollars sur quatre années au mois d’avril dernier. En même temps l’ancien Ministre des finances et l’actuel Gouverneur de la banque centrale avaient fait le déplacement à Washington pour présenter au FMI un programme de réformes. Mais tout cela était resté sans suite pour de multiples raisons. L’actuelle Cheffe du Gouvernement avait adressé au FMI il y a quelques semaines une nouvelle demande de financement de 4 milliards de Dollars sur quatre années. Un programme de réformes serait en cours de préparation et de négociation, notamment avec les deux principaux partenaires sociaux l’UGTT et l’UTICA. En effet le FMI exige désormais l’approbation des partenaires sociaux avant même d’engager les pourparlers avec le gouvernement. Cependant compte tenu de la situation politique d’abord, mais aussi économique et financière de la Tunisie il semble difficile d’aboutir à un consensus soutenable à défendre en face des négociateurs du FMI. De ce fait la signature d’un accord avec le FMI semble relativement lointaine pour le moment et le FMI, d’après Moody’s encore, préfèrerait voire la Tunisie renégocier sa dette avec ses créanciers étrangers avant d’entamer des discussions avec le FMI.
La question importante n’est pas vraiment de savoir si la Tunisie ira ou n’ira pas au Club de Paris. La vraie question est de savoir si la dette extérieure de la Tunisie est encore soutenable, ou ne l’est plus.
Ezzeddine Saidane