L’affaire du centre de Regueb démontre, encore une fois, que la seule force capable de changer les choses reste la société civile et, derrière elle, les citoyens, de plus en plus secoués par des affaires qui se suivent et se ressemblent.
Le centre d’études Coraniques de Regueb, dévoilé au grand jour par le courage du journaliste Hamza Belloumi, dans son émission télévisée, agite depuis deux jours le pays tout entier.
Par delà l’horreur que suscite ce centre où croupissaient 42 enfants, traités à la dure,( sous couvert d’apprentissage du Jihad), astreints, pour toute éducation, à la seule lecture du Coran, entraînés aux sports de combats, battus si besoin, et violés régulièrement par les adultes qui les encadrent… Par delà toute cette infamie, l’affaire de Regueb lève, encore une fois, le voile sur la paralysie d’un Etat dépassé par l’infiltration salafiste d’une large frange de la société. Cette affaire nouvelle sera-t-elle l’affaire de trop ? C’est que trop de regards sont braqués sur les dessous de l’affaire, les personnes qui la supervisent et la protègent. L’opinion publique est désormais alertée. Tout cela fait du bruit et c’est gênant !
En vérité, le problème soulevé par la découverte de ce centre, est avant tout politique. Certes, l’affaire de Regueb peut (et doit) être dénoncée sur un plan moral. Mais, ne nous voilons pas la face : les religions ont toujours fricoté avec la pédophilie : les cas de ce genre, foisonnent, régulièrement dénoncés par les médias occidentaux. Mais, là où le bât blesse, c’est lorsque l’affaire de Regueb aboutit au constat inéluctable de l’impuissance de l’Etat. D’abord, ce fameux centre est loin d’être le seul. Un autre, similaire, existe à Médenine, (de l’aveu de madame le ministre de la femme) ; un troisième a été fermé aujourd’hui, à Fouchana. Centres non contrôlés par l’Etat et jouissant jusque là du bienveillant silence des autorités régionales : gouverneur, délégué, forces de l’ordre et j’en passe. Mais, tout cela n’est rien devant la réalité des chiffres : 159 écoles coraniques officient à travers le pays, au vu et au su de nos dirigeants, voire avec leur bienveillant appui : à titre d’exemple, n’est-ce pas le ministre des technologies de la communication, Mohamed Anouar Maarouf, en visite de travail à Monastir le 1er Octobre 2016, qui a inauguré, dans la foulée, une école coranique à Sahline ?
Dès lors, il est inconcevable d’imaginer que l’Etat (ses gouverneurs, ses préposés à l’enfance, ses policiers, ses mouchards…) ne soit pas informé de l’existence de ces centres et des activités qui s’y pratiquent. La meilleure preuve est que le centre de Regueb a fait l’objet d’un ordre de fermeture depuis l’année 2015. Ordre non suivi d’effet. Nouvel ordre en novembre 2018, ayant amené le directeur du centre à se réfugier dans un local plus éloigné, en rase campagne.
Ainsi, si les politiques sont informés de l’existence de pareilles structures et que celles-ci perdurent, la preuve est faite de l’impuissance de l’Etat face à ses propres fonctionnaires, des subordonnés censés exécuter les ordres mais qui, depuis 2012, obéissent à de nouveaux maîtres et appliquent d’autres directives que celles du ministre ou du directeur général. Dans ce cas, comment font tous ces sbires ? La recette est simple : au lieu d’exécuter la décision, ils laissent traîner le dossier, le temps qu’il faut, pour que l’opinion publique se détourne de l’affaire, au profit d’une autre, puis ils classent le dossier.
L’impuissance de l’Etat atteint un pic critique dans le domaine de la justice. Un trop grand nombre de magistrats sont soit corrompus, soit aux ordres d’Ennahdha. C’est, sans doute, la raison pour laquelle l’accusation, portée à l’encontre d’Ennahdha de disposer d’un service de renseignements secrets, n’a toujours pas été portée devant la justice, faute de preuves, mais qu’elle a entretemps disparu des radars. On va finir par croire que la meilleure manière d’enterrer une affaire est de prétendre la confier aux magistrats. Est-ce la raison pour laquelle l’association des magistrats, soudain réveillée de sa torpeur, vient de publier un communiqué dans lequel elle critique les procureurs de la république, responsables, selon elle, d’avoir ralenti l’exécution de dossiers transmis au 31 décembre dernier, dossiers impliquant la convocation de personnes, tout comme l’exécution de mandats, émis contre certains suspects ! Les juges renvoient la balle au ministère de tutelle, puis regagnent leurs bureaux et… leur inertie. Quant au haut conseil de la magistrature, il brille par son silence, épais, implacable tel un verdict…
A l’inertie et la gangrène de la justice, s’ajoute l’incontestable implication des forces de l’ordre. Sinon, comment imaginer que dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, aucune ronde de sécurité, aucune descente de la garde nationale, nulle visite de délégué, ou de responsable de l’enfance n’ait permis de découvrir les agissements du fameux centre de Regueb ? La couleuvre est trop grosse à avaler, donc il ya une couleuvre, et force est de conclure que ce centre, très coranique, coulait des jours tranquilles, au vu et au su des autorités, depuis, au moins, 2015 !
Dès lors que peut un Etat lorsque ses magistrats et ses forces de l’ordre sont infiltrés par un réseau parallèle de fonctionnaires, souvent nommés ou promus par Ennahdha, et lui obéissant au doigt et à l’œil ? Que peuvent un Etat et ses dirigeants, lorsque les rouages de leurs institutions sont paralysés par des donneurs de contre-ordres ? Rien. L’Etat ne peut rien, sinon faire du surplace. Sans compter la prudence dont fait preuve le gouvernement à l’encontre du parti Ennahdha, sans doute un éventuel prochain allié aux élections….A quoi sert de démettre un gouverneur, ou un délégué, à quoi bon auditionner à l’ARP les ministres de l’intérieur et de la justice ? Il y aura, comme de coutume, un flot de vociférations véhémentes de la part des député(e)s, suivi de la réponse pondérée de monsieur le ministre, alignant chiffres et décisions, sur le point d’être mises en application, s’il n’yavait pas eu la malencontreuse précipitation de Hamza Belloumi et son reportage sur le centre de Regueb…
A cette frange qui nous accable et déshonore le pays, y a-t-il des coupables? On ne peut répondre en nommant des individus, même si certains noms sont très proches de l’accusation. En vérité, si coupables il y’a, il faut les chercher dans les deux systèmes de gouvernance, mis en place depuis 2012 : l’ère de la Troïka où Ennahdha, directement responsable des affaires du pays, a pris le temps d’infiltrer tous les secteurs de l’administration, en plaçant ses hommes à des postes stratégiques. C’était le temps béni des prédicateurs salafistes, reçus en grande pompe par Ghanouchi et effectuant des tournées triomphales à travers le pays, reçus par des petites filles de 3 ans portant le hidjab… En 2014, devenue alliée stratégique du président Essebsi, Ennahdha a continué, en douceur, son travail de sape, mais cette fois en retrait et absoute de toute responsabilité directe.
Ces deux systèmes de gouvernance, joints au sentiment général d’impunité qui a accompagné la liberté de parole, ont scindé le pays en deux « nations » qui, telles deux lignes parallèles, coexistent sans jamais se croiser : d’un côté la Tunisie visible, celle des citoyens au pouvoir d’achat de plus en plus faible, des institutions publiques qui se sont délabrées au fil des sept ans, celle des gouvernements successifs qui, dépourvus de vision d’avenir et pris au piège des alliances de partis, ont accumulé les erreurs, se sont contentant de régler au jour le jour, les problèmes qui surgissaient. De l’autre côté, une Tunisie parallèle qui a grandi et proliféré, bravant les lois, bénéficiant de réseaux structurés et d’appuis parmi les hommes d’affaires et les politiques. Ce pays parallèle, contre lequel les forces de l’ordre sont demeurées impuissantes, réunit aussi bien les vendeurs ambulants, que les fonctionnaires corrompus, et jusqu’à ceux qui traversent en fraude la frontière Libyenne, au volant de camions, bourrés de médicaments ou de drogue.
Dans notre grande misère, deux points positifs méritent toutefois d’être relevés. Le premier est, qu’au fil des semaines et des « affaires », le parti Ennahdha se fragilise et que son assise populaire se fissure. Il faut avouer que les frères n’arrêtent pas de traîner des casseroles. A peine l’affaire de la fameuse chambre noire éteinte (par ces professionnels du secret), voici que les ténors d’Ennahdha remontent au créneau pour « commenter » la découverte du centre de Regueb. Les voici tenus de relativiser la chose, de convoquer la liberté de culte et de comportement, pour justifier l’existence d’écoles où l’apprentissage des versets coraniques fait bon ménage avec la pédophilie…Décidément, la liberté est une notion bien complaisante! Au moins, la tirade véhémente et pleine de fiel d’un jeune avocat, fervent Nahdhaoui, aura eu, malgré sa brutale crudité, le « mérite » d’être franche …
Le second point positif réside dans la lente évolution de l’opinion publique. Celle-ci est beaucoup plus sensible à des reportages tel celui mené par Hamza Belloumi, qu’aux querelles de plateaux télévisés, ou aux analyses pointues des commentateurs. Dans ce sens, l’affaire du centre de Regueb agit, tel un noyau de cristallisation, où s’agglutinent d’autres affaires éparses et, autour duquel, durcit la colère des citoyens et leur sentiment d’injustice. Des citoyens qui constituent une masse, certes silencieuse, mais absolument pas immobile…
En définitive, l’affaire du centre de Regueb démontre, encore une fois, que la seule force capable de changer les choses reste la société civile et, derrière elle, les citoyens, de plus en plus secoués par des affaires qui se suivent et se ressemblent. Affaires qui, à chaque fois, pointent du doigt l’impuissance de leurs dirigeants et les malversations de leurs partis politiques. Au fil de ces affaires, l’opinion publique, lentement, bascule, jusqu’au jour où il suffira d’une affaire de trop, pour que les gens descendent dans la rue ! Mais le temps n’est pas encore venu, le centre de Regueb ne semble pas être « l’affaire de trop » et d’autres secousses nous attendent.
BLOG : Azza Filali
Ecrivain, Azza Filali est aussi gastro-entérologue clinique Ibn Zohr.