Pour la vérité historique, Réponse à Nicolas BEAU

Ahmed Manaï

« Moi, non plus je ne suis pas historien, mais en tant que témoin de cette période historique, et bien que n’ayant ni le cœur, ni le temps, j’ai tenu à répondre à Nicolas Beau ne pouvant laisser passer de telles contre-vérités sans réagir. » Ahmed Manaï

L’histoire est une discipline qui a ses procédés ses méthodes et aussi ses spécialistes. Elle implique une analyse rigoureuse et rationnelle des faits et vise à la vérité. Nicolas Beau qui n’est pas historien et encore moins un spécialiste de l’histoire de la Tunisie ou des mouvements islamistes s’est engagé sur le terrain miné de l’historiographie des islamistes tunisiens, soit les 45 dernières années de l’histoire politique et religieuse de la Tunisie avec pour seule source les éléments de propagande de ce mouvement pour nous présenter au final l’image d’un mouvement Ennahda au faîte de la démocratie.

Moi, non plus je ne suis pas historien, mais en tant que témoin de cette période historique, et bien que n’ayant ni le cœur, ni le temps, j’ai tenu à répondre à Nicolas Beau ne pouvant laisser passer de telles contre-vérités sans réagir.

Sur les 30 000 militants islamistes qui auraient été emprisonnés et torturés

Ce chiffre est un des nombreux gros mensonges de la propagande du mouvement Ennahda. Il rappelle par son énormité les allégations sur les résultats des élections de 1989 que les islamistes prétendent avoir gagné à 60% voir à 80%. Rached Ghannouchi dans une réunion tenue à Kasserine a même avancé le chiffre de 85%, ce mensonge était savamment entretenu auprès des pays arabes et depuis 2011 en Tunisie. Or un rapport émis par l’ambassade des USA montre que les américains ont exprimé leur scepticisme et étonnement quant au résultat de 60% avancé par Zied Doulatli au cours d’une réunion avec Ballard tenue le 8 mars 2006. Ce dernier, a contesté les chiffres de Doulatli, estimant que l’obtention de 30% des voix serait un maximum.

Il est important de noter, que ce pourcentage concernait les listes indépendantes qui comprenaient beaucoup d’éléments non islamistes, c’est ce que la propagande mensongère Nahdhaoui omet de préciser afin de manipuler à son seul profit les résultats des élections de 1989. Tout cela pour te démontrer Nicolas Beau que les sources du mouvement Ennahdha ne sont pas très fiables. Ma requête, auprès du ministre islamiste de l’intérieur, d’apporter la lumière sur cette question est restée sans suite. Ce silence du ministre Ali Larayedh est chargé de paroles

Revenons au chiffre de 30 000 militants. J’ai contesté ce chiffre à l’époque quoique j’ai eu la faiblesse de le citer une ou deux fois dans mes articles dans les années 1990. Mais, il serait peut-être plus pertinent d’opposer aux chiffres avancés par Nicolas Beau en 2018, ses propres chiffres de 1999. Dans son livre Notre ami Ben Al

i (1) on peut lire à la page 71 « Des arrestations massives sont opérées dans les rangs des islamistes qui s’exilent nombreux en Algérie. Un bilan fourni par la LTDH fait état de 7000 militants islamistes passés par les locaux de la police entre 1990 et 1991 ». On est bien loin des statistiques islamistes.

Ce chiffre de 7000 est corroboré par Amnesty International, dans son rapport de mars 1992 « On peut y lire « Au moins 8000 sympathisants présumés d’Ennahda ont été arrêtés depuis 18 mois. Les autorités ont accusé les membres de ce mouvement de comploter en vue de renverser le gouvernement et d’avoir participé à des actes de violence perpétrés en Tunisie et d’ajouter en seizième page « Bon nombre des personnes arrêtées avant janvier 1991 ont été remises en liberté sans avoir été inculpées »

Rapport Amnesty International Détention prolongée au secret et torture AI Index MDE 30/04/92.

Khémaies Chammari, secrétaire général de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, et qui était à l’époque des faits en relation avec le Ministère de l’intérieur, m’a confirmé en 1997, lors de notre deuxième rencontre à Paris, la véracité des chiffres cités par Amnesty International. On peut le croire, il avait participé lui même à la rédaction de ce rapport.

Selon Nicolas Beau 30 000 militants auraient été emprisonnés et torturés sans la moindre raison. Cette affirmation n’est pas exacte. Nicolas Beau n’évoque pas les actes de violences tels que les incendies des établissements scolaires, des laboratoires des lycées, des voitures de fonctionnaires, des bâtiments administratifs et des sièges du RCD. Même l’attaque meurtrière du siège du RCD de Bab Souika a été occultée.

Or, en page 15 du rapport d’Amnesty International cité ci-dessus, revient sur les raisons de la répression menée contre les islamistes : «Quelques 500 personnes dont environ 200 membres des forces de sécurité ont été arrêtés entre avril et juin 1991 à la suite d’une tentative prétendue d’un coup d Etat. Un grand nombre de personnes ont été interpellées en septembre et octobre 1991 à la suite d’une tentative d’assassinat du président Ben Ali et de membres de son gouvernement qui aurait été perpétré au moyen d’un missile Stinger»

Une autre source nous permet de mettre en cause le chiffre de Nicolas Beau. L’Instance Vérité et Dignité (IVD), dirigée par Mme Sihem Ben Sedrine, et dont Nicolas Beau connait parfaitement l’allégeance au mouvement Ennahda et qui a fouillé dans les coins et recoins de l’histoire de la répression en Tunisie depuis Juillet 1955 n’a pu enregistrer que 11 200 bénéficiaires de la loi d’amnistie générale dont seulement 7400 seraient liés à la mouvance islamiste qui comprend en plus d’Ennahda, le Hizb Ettahrir et les différentes nébuleuses salafistes. On est donc loin des 30 000 dont parle Nicolas Beau !

S’appuyant sur les déclarations du mouvement Ennahdha, Nicolas Beau estime que le chiffre de 30 000 islamistes arrêtés et torturés n’a pas bougé jusqu’à la fin de 2010. Toutefois, ce chiffre est gonflé et Ennahdha a tout intérêt à le faire. En effet, c’est sur la base du nombre de détenus et des membres de leurs familles soit 5 personnes en moyenne, que les donateurs, Organisations internationales des frères musulmans et autres mécènes du golfe, calculent les montants des dons à verser au mouvement Ennahda. On rapporte que c’est une moyenne de 150 DT par personne. Cependant, ces subventions n’ont profité pendant de longues années qu’aux chefs. On peut donc se faire une petite idée des fortunes amassées et détournées par les frères islamistes vivant à l’étranger. Dès les années 1995, des tracts émanant de Nahdhaouis dissidents en exil réunis autour de Cheikh Khamis El Mejri; co-fondateur du MTI; avaient déjà dénoncé ces pratiques..

Sur la condamnation à mort de Rached Ghannouchi

Dès les premières semaines de mon installation à Paris au mois de mai 1991 et mes premiers contacts avec certains dirigeants du mouvement Ennahda, j’ai constaté une forte tendance à la déformation et à la manipulation des faits et plus simplement au mensonge, telle l’information sur la prétendue condamnation à mort de Rached Ghannouchi. Or, en réalité il n’a jamais été condamné à mort, le procureur général n’ayant jamais requis cette peine auprès de la Cour de la sureté de l’Etat. Cette prétendue condamnation n’a jamais été demandée par quiconque et surtout pas par le Président Bourguiba. D’ailleurs dans son livre « la vérité dévoilée » (4), Amor Chedli, médecin particulier du Président Bourguiba, et bien qu’il ait blanchi les islamistes, dément à la page 204 les allégations de Hédi Baccouche qui a écrit dans son livre sur Bourguiba que ce dernier a exigé pas moins de 30 condamnations à la peine capitale.

Le démenti du docteur Amor Chedli a été étayé par le premier ministre Rachid Sfar lors d’une interview accordée au journal Assabah en date du 19 avril 2015. En effet, interrogé sur la rencontre entre le président Bourguiba et le président de la cour de sureté de l Etat; du procureur général auprès de cette Cour, le premier Ministre Rachid Sfar a déclaré que le Président lui a dit ceci ainsi qu’aux ministres de la justice de l’intérieur présents, en l’occurrence Ben Ali, « prenez vos responsabilités, mais si vous prononcez des condamnations à la peine capitale, je n’accepterai aucune demande de grâce ».

Personnellement, j’avais suivi de très prêt le déroulement de ce procès par l’intermédiaire de maître Abderraouf Bouker mais aussi par le biais de Hachmi Zemmal, un ami de la famille et président de la cour de sécurité de l’Etat que j’ai rencontré à deux reprises. Si à la première rencontre, il fut discret le procès étant en cours, à la seconde en 1988 la Cour étant dissoute, et n’étant plus soumis au droit de réserve, il m’a affirmé que jamais la Cour n’a envisagé une condamnation à la peine capitale.

Cette vérité, a été attestée par Hadj Karim Mestouri ancien député à l’époque et membre de la Cour de sureté de l’Etat que j’ai interpellé sur cette question en présence d’une cinquantaine de personnes en 2017. Il a certifié que personne, ni le Président Bourguiba, ni aucun autre responsable n’avait proposé ce type de sentence.

Cette vérité était connue m’avait affirmé Habib Mokni, cofondateur du MTI, en juillet 1991 mais que le mouvement entretenait le mensonge pour asseoir le prestige du cheikh Ghannouchi.

Rached Ghannouchi : un chef super démocrate pour Nicolas Beau

C’est encore une autre assertion de Nicolas Beau. Rached Ghannouchi n’est pas un démocrate, il n’a pas fait le choix du légalisme. En réalité, il n’a jamais cherché le légalisme par conviction, il en est venu sous la contrainte. Redoutant une violente réaction contre les islamistes de Sayah directeur du PSD, il m’avait demandé en octobre 1978 de lui organiser des rencontres avec feu Abdallah Farhat, ministre de la défense et Mustapha Filali ex-directeur du PSD président de la Commission Maghrébine. Ce que j’ai réussi à faire dans la semaine. Toutefois, quand Ghannouchi a compris que ses peurs n’étaient pas fondées, il a interrompu ses démarches de rapprochement avec le pouvoir. Il est important de rappeler que même l’annonce officielle de la création de son mouvement le MTI en juin 1981 est essentiellement dictée par la crainte suite à la saisie par les services de la police des archives secrètes de son association.

Sur cette question du rapport de Ghannouchi à la démocratie, on ne peut trouver meilleur témoin qu’Abdelfattah MOUROU, son ombre. Les propos de ce dernier ne prêtent à aucune équivoque comme on peut le lire dans cette interview accordée au journal Jeune Afrique en juin 1991 :

J.A: Le président Ben Ali triomphe aujourd’hui…

A.M. : Le président Ben Ali prend en compte la réalité tunisienne avant tout. Il sera forcément influencé par ce qui se passe en Algérie. La tension ne peut durer entre les islamistes tunisiens et le gouvernement. Il faut parvenir à une solution politique.

J.A. : De quel type ?

A.M. : Il faudrait dialoguer. Hormis ceux qui ont essayé de recourir à la violence en Tunisie, il existe d’autres islamistes qui sont pour le jeu démocratique.

J.A. : Rached Ghannouchi, président d’Ennahda, en fait-il partie ?

A.M. : Non. Rached Ghannouchi a toujours refusé de dialoguer : il a choisi le recours à la violence. Mais il y a d’autres islamistes qui veulent dialoguer avec le gouvernement en place. Moi par exemple.

Sur la répression

Personne ne peut contester le caractère violent et brutal de la répression menée par le régime de Ben Ali contre les islamistes et l’opposition en général. Toutefois, il est important de réexaminer la chronologie Nicolas Beau. Dans son article, il écrit :

« La lune de miel est de courte durée. Très vite après les élections législatives de 1989, Ben Ali entre dans une ère de répression féroce contre les islamistes. Ghannouchi s’exile à Londres et la confrontation durera presqu’un quart de siècle ».

Ce n’est pas pour défendre Ben Ali, c’est évident, mais pour l’histoire, il est important de préciser que la répression n’a pas été déclenchée juste après les élections d’avril 1989 mais beaucoup plus tard avec l’arrestation de Hammadi Djebali en décembre 1990. Dans ma lettre au ministre de l’intérieur Ali Larayedh en référence ci-dessus, j’évoque ma rencontre avec Rached Ghannouchi du 18 mai 1989 et ma première rencontre avec lui ce jour là. Bien avant la vague de répression Ghannouchi avait déjà quitté la Tunisie pour l’Algérie d’où il est parti pour le Soudan, avant de s’installer définitivement à Londres. Ghannouchi qui estimait avoir obtenu 80% aux élections législatives aurait pu logiquement ébranler le régime par des manifestations de rue, or, il a choisi de recourir à la violence en passant deux ans à planifier un coup d’Etat dont les militants du mouvement islamiste ont payé un lourd tribut.

Cliquez ici pour lire a ce propos le témoignage de la vérité de Rafik Ghanmi

Ahmed Manaï au regard déformant de Nicolas Beau ?

Evoquant mon retour en Tunisie en octobre 2008, Nicolas Beau me présenta ainsi :

« Certains « modérés » de cette mouvance comme Ahmed Manaï, auteur du « jardin des supplices » (La Découverte), où il raconte les tortures infligés par les sbires de Ben Ali, rentrent au pays »

Je vous fais remarquer, amis lecteurs, que le qualificatif « modérés » est entre guillemets, par ironie bien sur. En le lisant, j’ai cru être l’auteur du « Jardin parfumé » du Cheikh Nefzaoui. Désolé, Nicolas Beau, tu fais erreur, le titre de mon livre qui a inspiré largement le tien et nombre de tes écrits s’intitule « Supplice tunisien le jardin secret du général Ben Ali, Editions la découverte, Paris, 1995.

Le « modéré » suspect que je suis devenu pour Beau, était perçu autrement des années plus tôt. En effet, en septembre 1991 dans un article du journal La Truffe il avait écrit :

« Ahmed Manaï, fonctionnaire de l’ONU, âgé de 49 ans, n’a rien d’un fondamentaliste musulman. Ancien militant du parti au pouvoir et proche de l’ancien Premier ministre Hédi Baccouche, cet expert international dirigeait une liste indépendante aux élections législatives de 1989, laquelle obtenait 22% des voix

D’allure calme, apparemment pondéré, ce Tunisien, réfugié en France depuis quelques mois, donne une version saisissante de plusieurs interrogatoires subis dans les locaux de la police tunisienne en avril de cette année. ….

(Nicolas Beau La Truffe/Paris N1- Sep1991)

Je ne conteste guère mon appartenance précoce au parti destourien durant les années 1954 1955, toutefois il est erroné de prétendre à une quelconque proximité entre moi et Hédi Baccouche. Je n’ai rencontré ce dernier qu’une seule fois, et plus précisément la veille de mon arrestation qui a eu lieu le 23 avril 1991. Quant à mon appartenance à la mouvance islamiste Nicolas Beau est très loin de la vérité.

Je n’ai jamais fait partie de cette mouvance et encore moins de la secte des frères musulmans. J’étais et je reste encore un musulman croyant mais hostile à toute implication de la religion dans la vie politique. Mes maîtres à penser sont Mohamed Iqbal, Malek Bennabi et tous les grands chefs de la résistance à la colonisation tels que l’Emir Abdelkader, Abdelkrim El Khattabi et Omar al-Mokhtar et d’autres certainement. Mais, en aucun cas mes références ne peuvent se réclamer de Hassen El Banna ou de Sayed Kotb sources principales de l’idéologie islamiste.

Certes, j’ai rencontré Ghannouchi à la Mosquée de Paris un jour en octobre 1968, lors de son voyage initiatique dans la secte des frères musulmans en France, toutefois, de conviction et de pratique musulmanes depuis mon plus jeune âge je n’ai pas besoin de Rached Ghannouchi pour élaborer ma propre vision de l’islam et de sa place dans la cité.

Si Nicolas Beau s’appuie sur ma rencontre en septembre 1991 avec Habib Mokni pour affirmer ma filiation au mouvement islamisme, là aussi, il fait une erreur de jugement. J’ai rencontré Habib Mokni pour des considérations de principe du fait que j’ai toujours défendu, et au moins depuis 1978, le droit de ce mouvement à une existence légale selon le principe de Voltaire « Je ne suis pas d’accord avec vos idées, mais je me battrais pour que vous ayez le droit de les exprimer ».

Logiquemnt, ma filiation au mouvement islamiste aurait-elle pu échapper à la police tunisienne Nicolas Beau? Certainement pas ! Lors de mon arrestation en avril 1989, la police ne m’a posé aucune question sur mes relations avec le mouvement Ennahda et encore moins sur mon statut au sein de sa hiérarchie. Par contre, la police m’a fait signer avant de me rendre mon passeport l’engagement de ne pas soutenir le MDS du fait que j’avais aidé en 1988, son secrétaire général Mustapha Ben Jaafar, à s’implanter dans quelques villages du Sahel.

6-A propos de l’Association de sauvegarde du Coran

Nicolas Beau écrit « l’association de sauvegarde du coran, première manifestation de l’islamisme en Tunisie, a été créée avec la bénédiction du régime en 1969 dans un contexte marqué par les grands procès de l’extrême gauche. Et tu ajoutes qu’ « On y retrouve les deux fondateurs d’Ennhada, Mourou et Ghannouchi »

Contrairement à ce qui est avancé, il me semble important de préciser que cette association a été créée en 1967 par Salah El Mahdi Zeryeb fondateur de l’ensemble orchestral de la ville de Tunis sous l’égide du ministère de la culture dans le but de sauvegarder le style tunisien de psalmodie du Coran. Tous ses fondateurs étaient des cheikhs de la Zitouna dont certains spécialistes de la psalmodie. C’est seulement lors de son congrès de 1971, qu’elle a décidé d’intégrer dans son comité directeur Abdelfettah Mourou afin de rajeunir ses cadres. D’ailleurs, il n’a pas fait long feu, il fut chassé par son secrétaire général Habib Mestaoui pour motif de complotisme. Déjà, peut-on dire !

Que Nicolas Beau veuille faire de cette association la première manifestation de l’islamisme soit, mais Rached Ghannouchi, contrairement à ses dires, n’en a jamais fait partie.

Ahmed Manaï,  le 06 novembre 2018

Mes plus vifs remerciements à mon amie ZC pour avoir corrige et modéré ce texte