Certains Nahdhaouis savent que voter la loi sur l’égalité de l’héritage, ça leur tombera dessus

Depuis que le président de la République a mandatée Bochra Belhaj Hmida pour présider la commission des Libertés individuelles et de l’Égalité homme-femme pour l’héritage (Colibe), elle est très présente sur le terrain médiatique. Elle incarne, par la volonté de Béji Caïd Essebsi, le visage de la société civile tunisienne qui œuvre pour l’avancée des droits des femmes. En 2017, elle était l’une des députées qui militaient pour la loi intégrale contre les violences faites aux femmes. Entretien réalisé par notre confrère Le Point Afrique à l’avant-veille d’une révolution sociétale , que nous reprenons partiellement .

Question : Le rapport de la Colibe a été rendu au début de l’été. Qu’en est-il ?

Réponse : Pour l’instant, seul le point de l’égalité homme-femme dans l’héritage va être transmis au Parlement. Ce sera programmé en janvier si on maintient la pression. On peut avoir la majorité si toutes les personnes qui sont favorables à l’égalité viennent. Cela représente dans les 120 personnes sur 217 élus. La majorité requiert 109 voix pour. Je parle bien des personnes. En termes de partis, une majorité de Nidaa Tounes, le bloc de la coalition nationale (ex-Nidaa, pro-Chahed), le Front populaire, Machrou Tounes, le Courant démocratique plus quelques indépendants, cela représentera 120 voix si les gens viennent. Au sein d’Ennahda, il y a un débat.

Q: Est-ce tranché au sein du parti islamiste ?

R: L’idéal pour eux serait que l’acte notarié qu’on peut rédiger pour dire « on n’accepte pas l’égalité » soit plutôt un acte où l’on dit « j’accepte ou pas l’égalité ». Ce qui ne change rien, car on peut le faire aujourd’hui avec la donation entre vifs ou le testament dont on parle dans le texte coranique. Ce sont les jurisconsultes musulmans qui l’ont interdit. Ce qu’on a fait comme proposition, c’est comme la communauté des biens en France. Si tu n’as pas de contrat, tu es dans la communauté. Pour l’héritage en Tunisie, si tu n’as pas un écrit, tu seras automatiquement dans l’égalité homme-femme.

Q: Est-ce qu’il y a des marges de négociation avec Ennahda ?

R: Le maximum que je puisse demander est un vote libre. Peut-être quelques-uns pourraient alors se sentir libres, mais je n’y crois pas. Ils savent qu’ils vont être distingués et ça leur tombera dessus. Notamment leur base, surtout pour ceux qui vont se représenter aux législatives.

Q: Est-ce qu’il y a un débat de société autour de cette proposition ?

R: Tous les jours. Dans toutes les familles, on en parle. Il y a des femmes pour qui c’était tout à fait normal de tout céder à leurs frères et qui se disent aujourd’hui : « Pourquoi j’ai cédé ma part ? » Il y a une remise en cause d’un sujet réservé à l’homme. Dans les familles, aucune femme n’osait dire « moi, je veux ma part d’héritage » si on ne lui proposait pas. Le débat permet aux femmes de revendiquer. Certaines me disent : « J’ai cédé ma part, est-ce que je peux la récupérer ? » Le tabou est brisé, il y a une libération de la parole.

Q: Est-ce que les autres recommandations sur les droits et libertés individuelles vont être soumises au Parlement ?

R: Le rapport a été déposé à l’ARP par treize députés. J’espère qu’avant la fin de l’année parlementaire on aura le temps d’en débattre. Si l’on obtient l’égalité dans l’héritage, on n’aura aucun mal à obtenir l’égalité dans le foyer, dans l’autorité parentale. Avec cette égalité, c’est le socle du patriarcat qui sera remis en cause.

Q: Est-ce qu’il y a une utilisation politique du rôle de la femme tunisienne ?

R: Pas assez ! Je vois, quand je voyage, à part les politiques avertis, qu’il y a beaucoup de gens qui sont étonnés quand je leur dis que la Tunisie a légalisé l’avortement en 1973. Je suis contre l’instrumentalisation politicienne du droit des femmes, mais il faut en parler, informer. Pas seulement pour les femmes arabes, mais également pour les Européennes, car il y a une remise en cause de l’avortement dans certains pays, la Pologne…

Q: Si l’égalité est votée, ce sera une nouvelle répartition des richesses…

R : … Ce sera très important pour les plus pauvres. Ça apportera une sécurité financière aux femmes. Dans le domaine agricole, une femme me disait : « Moi j’ai donné ma part à mes frères, et malgré mon âge, je continue à travailler sous 45 °C, j’arrive à peine à subvenir aux besoins de ma famille alors que mes frères sont riches… » C’est tellement intégré dans la tête des gens que tout revient aux hommes – même mon père disait la même chose –, que l’aîné dispose de tout. Ça va changer.

Q : Assiste-t-on à la mise à mort du patriarcat ?

R : Oui. C’est une belle brèche qui a été ouverte. Ça touche à toute l’égalité successorale : à l’argent, au pouvoir, à la sécurité, aux relations familiales qui sont fondées non pas sur l’amour, mais sur les intérêts… C’est culturel, social, matériel, affectif. Il y a beaucoup de familles qui sont en rupture à cause de ça. Il y a des familles qui rompent parce que la femme a demandé sa part.

Q : Quel est le contenu exact du texte qui sera soumis au vote du Parlement ?

R : S’il n’y a pas un texte fait chez le notaire refusant l’égalité, inscrit dans l’état civil, alors ce sera automatiquement l’égalité qui s’appliquera.

Q : Est-ce que cela va avoir des conséquences sur les pays voisins ?

R : C’est déjà le cas. Au Maroc, on en parle tous les jours. En Algérie, ça commence. En Égypte aussi. En Jordanie, des voix féministes s’élèvent et je trouve ça très beau parce qu’on a une relation de jalousie positive. Les femmes nous soutiennent, nous disent « allez-y, on va suivre ». Chaque fois qu’il y a un pas positif fait par un pays arabe, ça a un impact sur les autres nations. Quand il y a des avancées législatives, les autres se précipitent pour proposer des petites réformettes. Mais chaque réformette est la bienvenue.

Q : Avez-vous reçu beaucoup de menaces ?

R : Sur les réseaux sociaux, oui. Je sais que le ministère de l’Intérieur prend beaucoup de précautions, en plus du policier qui m’accompagne. Il y a des contrôles tous les jours à côté de ma maison. La police a fait de même pour tous les membres de la Colibe.

Q: Ce « petit pays », selon votre expression, va donc franchir un grand pas en janvier?

R : On fêtera cette victoire comme on a fêté la loi intégrale contre les violences faites aux femmes. Loi qui a pris trente ans. L’engagement de l’État est très récent, en 2017. Si on vote l’égalité dans l’héritage, cela aura pris en tout et pour tout deux ans. C’est très rapide. Le fait que le président de la République se soit engagé est très important.

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