La France , premier pays européen à mettre en place la reconnaissance faciale

La France va devenir le premier pays européen à mettre en place la reconnaissance faciale pour accéder à ses portails administratifs en ligne. Mais ce dispositif, qui aura coûté plus de 3 millions d’euros, pose la question des libertés individuelles.

Comment fonctionne-t-il ailleurs ?

La reconnaissance faciale gagne du terrain à petits pas forcés

Les initiatives se multiplient en France pour favoriser l’utilisation de la reconnaissance faciale par les autorités, au grand dam des défenseurs des libertés individuelles. Mais le débat n’est pas qu’éthique, il est aussi technologique.

Il y a d’abord eu Alicem, une petite application pour smartphone présentée par le ministère de l’Intérieur durant l’été, puis un entretien accordé au Monde par Cédric O, le secrétaire d’État au Numérique, lundi 14 octobre. Deux événements qui suggèrent que le gouvernement cherche à passer la vitesse supérieure en matière de reconnaissance faciale en France.

Cédric O a, en effet, annoncé qu’il voulait créer une instance « de supervision et d’évaluation » des utilisations possibles de la reconnaissance faciale. Il a aussi appelé à davantage d’expérimentations en la matière pour aider les industriels à rendre leurs solutions plus fiables et performantes.

Les promesses de la reconnaissance faciale

Avec Alicem, le ministère de l’Intérieur n’en est plus à l’expérimentation. Les services de Christophe Castaner seraient prêts dès novembre, d’après Bloomberg, à déployer cette application qui permettra aux détenteurs d’un passeport biométrique ou d’un titre de séjour électronique de se créer une identité numérique et de s’identifier sur Internet grâce à la reconnaissance faciale. La France deviendrait ainsi le premier pays européen à proposer un tel service.

Aux yeux des défenseurs de la vie privée, Alicem est un premier (petit) pas vers un système à la chinoise, où la reconnaissance faciale est omniprésente. Même la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a émis de vives réserves à l’égard de cette application qui, sous couvert de simplification des démarches administratives, pose des questions sur la protection des données biométriques ainsi récoltées et de leur utilisation.

Plus généralement, des associations comme la Quadrature du Net dénoncent un climat en France où les autorités seraient promptes à succomber aux sirènes de la reconnaissance faciale sans prendre suffisamment en compte les problèmes éthiques soulevés par cette technologie. En février 2019, Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, a prôné l’utilisation de la reconnaissance faciale dans les transports en commun pour lutter « contre la menace terroriste ». La police aimerait pouvoir avoir recours aux algorithmes pour identifier plus rapidement des personnes dans des immenses bases de données comme le fichier des personnes recherchées, rapporte Le Monde. Quant au maire de Nice, Christian Estrosi, il ne rate pas une occasion pour déclarer sa flamme à la reconnaissance faciale.

Efficace à 80 % ?

Mais au-delà des questions éthiques, l’engouement actuel pour la reconnaissance faciale peut aussi paraître technologiquement prématuré. En 2017, la police londonienne avait effectué une expérimentation à grande échelle pour tester la fiabilité de la « vidéosurveillance intelligente » lors du carnaval de Notting Hill. L’échec avait été retentissant : la machine avait entraîné l’arrestation d’un innocent et s’était trompé à 35 reprises. « Mais c’était il y a deux ans. Entre temps, la technologie s’est beaucoup améliorée », souligne Josh Davis, expert en reconnaissance faciale à l’université de Greenwich, à Londres, contacté par France 24. Il souligne que l’an dernier, un nouveau test a été effectué avec des résultats légèrement plus probants.

En France, les experts jugent que la reconnaissance faciale devrait être efficace à 80 % pour pouvoir être prise au sérieux, souligne Le Monde. « On n’y est pas encore. Il faut faire plus d’expérimentations », reconnaît un gendarme interrogé par le quotidien.

Mais même ce chiffre est à prendre avec des pincettes. « Tout dépend du contexte. 80 %, c’est insuffisant dans le cas où il faut vérifier chaque signalement », indique Jean-Luc Dugelay, enseignant à l’école d’ingénieurs EURECOM et spécialiste du traitement d’images. Il donne l’exemple de l’aéroport où des dizaines de milliers de personnes sont susceptibles de passer par la moulinette d’un système de reconnaissance faciale. Même avec un taux de fiabilité de 80 %, cela laisse tout de même des milliers de cas où l’alarme risque de se déclencher à tort, ou au contraire pas du tout.

Derrière ce pourcentage souvent cité en exemple, il y a aussi des réalités très différentes. « Quand les conditions sont maîtrisées, la reconnaissance faciale fonctionne très bien », note Jean-Luc Dugelay. C’est-à-dire si des paramètres comme l’éclairage, la position et la distance par rapport à la caméra, ou encore l’éventuel maquillage, sont similaires entre le moment de l’enregistrement du visage et de sa vérification, les algorithmes sont difficiles à berner. Il ne sert par exemple, à rien de se laisser pousser la barbe ou de porter des lunettes de soleil.

Sécurité des bases de données

Mais « cela devient plus compliqué lorsqu’il s’agit de biométrie par vidéosurveillance », estime l’expert français. La comparaison est plus hasardeuse entre des photos dans un fichier et des images captées dans la rue où les personnes peuvent avoir une partie de leur visage occultée, se trouver trop loin de l’œil de Big Brother ou encore dans un endroit mal éclairé. « On sait aussi par exemple qu’en l’état actuel, la plupart des systèmes de reconnaissance faciale ont du mal lorsque la photo qui sert à l’identification est vieille de plus de six ans », souligne Josh Davis.

Autre limite : l’entraînement auquel les algorithmes ont été soumis avant de passer l’action. « La reconnaissance faciale n’est rien sans base de données d’images », assure Jean-Luc Dugelay. Il faut fournir des millions de visages en pâture à la machine pour qu’elle puisse apprendre à distinguer les particularités faciales avec précision. L’échantillon doit aussi être représentatif de tous les types de visage, de toutes les couleurs de peau ou encore des différentes formes d’œil. « Dans ce domaine, l’Europe est en retard par rapport à d’autres régions comme l’Asie ou l’Amérique, où les bases de grandes données accessibles y sont plus importantes », souligne ce spécialiste. Le cadre législatif européen d’utilisation de telle base de données est aussi plus strict qu’en Chine, par exemple.

Dans une note d’avril 2016, la gendarmerie nationale a aussi pointé du doigt les dangers de constituer de tels fichiers biométriques en matière de sécurité informatique. « La protection des systèmes de reconnaissance faciale [contre les piratages, NDLR] est un enjeu majeur car on peut remplacer un code PIN ou un numéro de carte que l’on vous vole, mais, à l’instar de l’usurpation d’identité, on imagine aisément le préjudice d’un détournement de visage numérisé », écrivent les auteurs de ce document. Des cybercriminels pourraient, par exemple, remplacer le visage d’un terroriste sur une liste noire par celui d’un illustre inconnu.

La technologie de reconnaissance faciale s’améliore rapidement et « toutes les limites évoquées auront peut-être été surmontées dans six mois ou un an », remarque Josh Davis. Mais en attendant, sa fiabilité n’est parfaite que dans des circonstances très spécifiques. Dans les autres cas, le seul point qui est sûr à 100 % est que déployer un système de reconnaissance faciale empiète forcément sur la vie privée.