Dédollarisation : la Russie liquide ses obligations US et les convertit en or

Le troisième trimestre 2018 a vu l’achat d’or par les banques centrales dépasser les 148 tonnes, un plus haut depuis 2015. Avec 92 tonnes, la Russie est de loin le plus gros acquéreur. Philippe Béchade, président des Éconoclastes et Philippe Herlin, économiste, ont livré à l’agence russe Sputnik leur décryptage de cette ruée vers l’or et la dédollarisation.

148,4 tonnes. Plus 22% par rapport à la même époque l’année dernière. L’achat d’or par les banques centrales du globe a atteint au troisième trimestre 2018 un plus haut depuis 2015, selon les statistiques du World Gold Council. À elle seule, la Russie a acquis 92,2 tonnes soit 62% du total. Malgré une lire turque qui a perdu 25% de sa valeur ces trois derniers mois, Ankara prend la deuxième position avec 18,5 tonnes d’or de plus dans ses réserves. Des pays comme le Kazakhstan, l’Inde ou la Pologne ont également été actifs au niveau des achats du précieux métal jaune.

«Il ne s’agit pas d’une ruée planétaire. La très grande majorité de l’or acheté au troisième trimestre l’est par des pays aux profils très spécifiques. On ne parle pas d’économies occidentales développées», souligne Philippe Béchade, président des Éconoclastes.

«Le dollar se porte bien, il a des taux plus élevés que sur l’euro, qui devraient continuer d’augmenter. Je ne pense pas qu’il y ait un rapport avec le cours du métal qui ne devrait pas augmenter prochainement. Ce sont des pays qui souhaitent surtout s’éloigner du dollar comme monnaie de référence et de transaction à l’international», analyse pour sa part Philippe Herlin.

Avec un cours qui évoluait autour des 1234 dollars l’once le 6 novembre à 14 h 15 heure française, le prix de l’or est loin de ses plus hauts historiques. La perspective d’une remontée des taux aux États-Unis devrait rapatrier d’importants capitaux au pays de l’Oncle Sam et faire s’apprécier le dollar. Plus important, la spéculation va toujours bon train sur le marché de l’or papier et maintient artificiellement les cours vers le bas. S’ils ne s’attendent pas à faire des profits à court terme, pourquoi ces pays se ruent-ils vers l’or? Car justement ils profitent des prix bas afin de remplir leurs propres objectifs.

Dans le cas de la Russie, il s’agit d’un travail de longue haleine. Moscou se trouve parmi les plus gros acheteurs depuis des années. Avec ses dernières acquisitions, la banque centrale du Pays des Tsars possède désormais plus de 2.000 tonnes d’or dans ses coffres. C’est plus que le record datant de 1941 et de… l’Union soviétique. Elle détient désormais 17% des réserves mondiales du métal jaune. Un stock estimé à plus de 78 milliards de dollars.

«Pour la Russie, c’est simple. Ils sont en pleine dédollarisation. Ils liquident leurs obligations US et les convertissent en or. Ils veulent donner plus d’assise au rouble», affirme Philippe Béchade.

En effet, voici plusieurs mois, les autorités de Moscou ont commencé à vendre massivement les obligations américaines qu’elles possédaient. Nos confrères des Échos écrivaient ainsi en juillet dernier: «En trois mois, Moscou a vendu presque 85% des emprunts d’État américains qu’elle détenait. Son portefeuille a fondu de 96,1 milliards de dollars en mars, à 48,7 milliards en avril puis 14,9 milliards en mai. En passant sous la barre des 30 milliards de dollars, la Russie n’est plus considérée comme un « détenteur majeur » par les États-Unis.»

La Chine, l’or et ses secrets

La Russie cherche à rendre son économie plus indépendante du dollar, la monnaie de réserve et d’échange internationale, que l’extra-territorialité du droit américain permet d’utiliser pour poursuivre des entités économiques à l’étranger. Le premier sous-gouverneur de la banque centrale de Russie, Dmitry Tulin, a récemment déclaré que l’or était «une garantie à 100% contre les risques législatifs et politiques».
Moscou a intensifié ses achats d’or après l’introduction en 2014 des sanctions occidentales consécutives au rattachement de la Crimée à la Fédération. Un processus qui n’est pas près de s’arrêter, à en croire les dires d’Anton Siluanov, ministre russe des Finances, qui a assuré que son pays devait se débarrasser de ses obligations du Trésor américain pour des actifs apportant plus de sécurité comme le rouble, l’euro et les métaux précieux.

Et plus qu’une volonté de protection, c’est bien la possibilité de donner au rouble une meilleure place dans les échanges internationaux qui est recherchée, comme l’explique l’économiste Philippe Herlin:

«Une réserve d’or importante dans les coffres d’une banque centrale permet de donner une meilleure assise à sa propre monnaie. Le fait d’augmenter les réserves d’or rassure ses partenaires sur sa solidité.»

La Turquie a quant à elle acheté 18,5 tonnes d’or au troisième trimestre, pour porter le montant de ses réserves officielles à 258,6 tonnes. Philippe Béchade avance une possible explication à ces mouvements, que la récente baisse de la lire turque a rendus plus coûteux pour Ankara:

«Je pense qu’ils sont dans une volonté de diversification des réserves. Nous savons aussi que l’Iran a mis sur pied des systèmes d’échanges comportant une base d’or avec certains pays. Or, la Turquie est pour le moment autorisée à acheter du pétrole à l’Iran. Alors est-ce que cet or récemment acquis par la Turquie ne va pas servir en partie à régler du pétrole importé d’Iran? C’est une piste. Bien que plus largement, je pense que la Turquie cherche à se rendre plus indépendante du dollar.»

La Turquie fait en effet partie des huit pays autorisés temporairement à acheter du pétrole en provenance d’Iran malgré le rétablissement des sanctions américaines contre Téhéran le 5 novembre.

La Chine est absente de la liste des plus gros acheteurs de métal jaune du troisième trimestre 2018. Pourtant, à l’instar de la Russie, l’Empire du Milieu a fait de l’accroissement de ses réserves d’or une priorité ces dernières années. Mais le tout avec un certain secret. En effet, Pékin communique peu et rarement sur la réalité du contenu de ses coffres. Et quand elle le fait, une grande partie des observateurs du marché n’y accordent aucun crédit.

«Concernant la Chine, il est très difficile de savoir réellement combien ils achètent, mais je pense qu’ils sont à plus de 400 tonnes par an. Elle achète sa propre production, car elle est le premier pays producteur. Mais selon moi, ils continuent d’en importer», analyse Philippe Béchade.

La deuxième économie mondiale serait-elle aussi en phase de dédollarisation? Nous en sommes encore loin pour le président des Éconoclastes:

«Pour la Chine, la phase de dédollarisation est loin d’être complète. Elle possède encore des centaines de milliards de dollars de bons du Trésor US.»

D’après Les Échos, la Chine détenait encore en juin dernier plus de 1.100 milliards de dollars d’emprunts américains. Bien que Pékin a commencé à s’en débarrasser, les ventes ne se font pas massivement. Ce qui fait dire à Philippe Béchade que la Chine est plus dans une optique de «diversification» de ses actifs avec ses achats d’or.

«Si vous prenez par exemple la Chine, elle fait en sorte de multiplier les transactions avec ses voisins en yuans au lieu du dollar. Le fait d’augmenter les réserves d’or permet notamment de rassurer ses partenaires sur la solidité de la monnaie», souligne pour sa part Philippe Herlin.

Une nouvelle étape a d’ailleurs été franchie en août 2018 quand la Banque centrale vietnamienne a annoncé qu’à partir du 12 octobre, les banques et institutions financières engagées dans des échanges commerciaux transfrontaliers avec la Chine seraient autorités à utiliser le yuan ou le dong vietnamien. Le commerce entre la Chine et le Vietnam représente plus de 100 milliards de dollars et la majorité des transactions sont aujourd’hui faites en dollars, ce qui crée des risques monétaires pour les deux pays.