Tunisie : Vive l’analphabétisme !

Une enquête vient de révéler que près de 19% des Tunisiens seraient analphabètes, soit un Tunisien sur 5. Parfois, je me dis que l’analphabétisme aurait plus de vertus que le système éducatif actuel. En effet, la généralisation de l’enseignement, et plus précisément l’arabisation du système éducatif, a été un vecteur essentiel dans la transmission des traditions archaïques et de l’habitus religieux orthodoxe. Il existe un lien évident entre le programme scolaire qui est en vigueur et les positions favorables de la jeunesse tunisienne alphabétisée vis-à-vis du conservatisme social et religieux et vis-à-vis de l’orthopraxie et de l’intensité de la pratique religieuse.

L’on remarque que plus le niveau de scolarité est élevé et plus l’endoctrinement devient facile. Ceux qui fréquentent les établissements scolaires et universitaires ont le plus souvent une attitude positive à l’endroit des idées réactionnaires, voire à l’endroit de la mouvance politico-religieuse. Bon nombre d’entre eux prient habituellement à la mosquée et respectent les heures canoniques (salèt bil hadher). Il y une explication à tout cela : notre école, et plus généralement l’accès à l’écrit, représente aujourd’hui un vecteur essentiel dans la transmission du conservatisme social et de l’habitus religieux orthodoxe.

L’école des années 1960/70 était très imprégnée du programme scolaire français. Elle a, donc, modernisé les esprits et a permis aux Tunisiens de s’éloigner un peu de l’archaïsme dans lequel on baigne depuis plusieurs siècles. Ensuite, au moyen d’une politique éducative machiavélique entamée depuis le début des années 1970, on a disgracié, pour des raisons idéologiques et politiques, une langue et un programme scolaire qui ont donné à la Tunisie une élite éclairée.

Résultat : quelques décennies plus tard, les jeunes adhèrent plus facilement au discours conservateur et traditionnaliste et se montrent plus attachés que leurs aînés à certaines valeurs et prescriptions rituelles. L’esprit des jeunes tunisiens est devenu trop orientalisé, ils ne perçoivent aujourd’hui leur propre identité qu’à travers le prisme déformant des dogmes identitaires, des dogmes ô combien funestes. C’est pourquoi les jeunes tunisiens du troisième millénaire se montrent plus dogmatiques et plus conformistes que les générations précédentes.

Je dirais, en mettant un peu d’ironie dans tout cela, que le rapport direct et non distancié qu’ont les analphabètes avec la réalité leur permet de garder les pieds sur terre. Souvent, ils jugent ce qui se passe autour d’eux avec beaucoup de bon sens. Les analphabètes sont doués d’une lucidité qui fait souvent défaut aux diplômés quasi-analphabètes que sont les jeunes d’aujourd’hui.

Bien entendu, je ne suis pas en train de faire l’apologie de l’ignorance et de l’analphabétisme, mais les lignes que je viens de rédiger révèlent, avant toutes choses, le dépit et la rage qui m’animent. Certes, l’ignorance et l’analphabétisme sont indignes d’un pays qui a misé sur l’instruction à l’aube de l’indépendance. Mais, depuis belle lurette, l’école tunisienne n’est plus cette pourvoyeuse de citoyens laïques et sains d’esprit, elle ne produit plus des citoyens civilisés, ouverts d’esprit et portés à la réflexion… Notre école est devenue une fabrique de crétins. Plutôt un analphabète honnête et inoffensif qu’un diplômé universitaire borné, imbu de sa bêtise et enclin à l’ignorance sacrée.

Pierrot Lefou