Trois fois rien

Kamel Daoud

Dans le désert, Dieu est un, mais eux, ils sont trois

Le musulman dit : “Je suis le meilleur, car nous sommes les derniers vivants à qui Dieu a parlé et a donné un livre.” Le juif dit : “ Ce n’est pas logique. Nous sommes les meilleurs, car Dieu nous a choisis et nous a parlé en premier. ” Le chrétien rit et dit : “ Nous sommes les meilleurs, car Dieu est venu chez nous, parmi nous, et nous a parlé, un par un .”
Le désert ne dit rien et avança de dix mètres vers les trois voyageurs.
Alors le musulman dit : “ Abraham est notre père à tous, mais c’est pour nous et notre mère qu’il quitta sa femme juive et alla construire une maison au désert.” Le juif dit : “ Erreur, c’est notre père à nous surtout. Car après le désert, il revient chez lui. C’est-à-dire chez nous.” Le chrétien dit :“ Abraham est votre père à nous deux, mais ce n’est qu’un homme. Car pour nous, notre père est au ciel et dans nos cœurs, pas dans le désert, ni sur une montagne.”
Le musulman commença alors à se mettre en colère : “ Que non ! Son fils préféré était Ismaël, qui est notre ancêtre. C’est Ismaël que Dieu sauva avec un mouton au sommet de la montagne.” Le juif fit de même : “ Que non! Il s’agit de notre ancêtre à tous. Pas le vôtre. Et puisqu’on y est, aujourd’hui vous égorgez les deux : vos fils et vos moutons.” Le musulman commença alors à ramasser des pierres et le juif des buissons ardents. Le chrétien s’interposa : “ Calmez-vous mes frères ! Venez chez nous. Chez nous, Dieu s’est sacrifié lui-même pour éviter des problèmes, justement.”
Et pendant ce temps-là, le désert avança encore plus vers les trois pèlerins.
Le soleil était haut, le vent bas, l’humanité lointaine. Une tension s’installait entre les trois compagnons du même voyages, vers la même destination, mais pas avec les même chaussures. “ Je ne ferai rien, c’est vendredi. ” Le juif sursauta :“ Mais non, c’est samedi. ” Le chrétien rit :“ C’est dimanche mes frères. Je le sais depuis ce matin.”
Pour le désert, cependant, c’était le même jour. Depuis toujours. Le jour où il mourut et s’étendit sous les étoiles pour réclamer un peu d’eau.
“ J’aime le désert, c’est là que notre religion est née ”, dit le premier. “ Non, c’est là que la mienne est née”, dit le second. “ Non, vous parlez de la mienne surtout”, dit le troisième. Mais tous pensaient : “ C’est là que nous crèverons tous, peut-être.”
Et le désert avança encore d’un pas en leur direction, les yeux plissés, la gorge ouverte. Un lézard terrifié s’enfuit.
Après un grand silence, le juif osa la question : “ pourquoi vous ne voulez pas qu’on dessine votre prophète ? ”. Le musulman rétorqua : “ On le fera le jour où vous accepterez qu’on dessine vos frontières!” Le chrétien s’esclaffa : “ Pour nous Dieu a créé l’homme à son image. Nous sommes le dessin de Dieu, et c’est Dieu qui dessine!”. Le musulman et le juif se tournèrent alors vers lui : “ Oui. Et il est blanc, sans nez crochu, ni teint basané, et il est bien armé et aime les colonies et les fours!.”
C’est alors que le désert avança encore et arriva jusqu’aux pieds des trois voyageurs qui n’avaient rien remarqué tant ils étaient occupés à creuser le ciel avec leurs paupières. Le silence était le plus haut minaret du monde, la plus belle église et la plus ancienne synagogue de l’endroit, mais les trois pèlerins ne l’avaient pas remarqué.
La beauté du moment était gâchée par la petitesse des trois passagers de l’infini. On entendait leurs cris très loin dans le désert qui avançait sans cesse. Les trois se disputèrent Dieu, les ancêtres, les livres sacrés, la Ville sainte, la Palestine, l’Andalousie, le sens du mot Amen/Amine, les origines de l’Islam et celles d’Israël et celles de la Déclaration universelle des droits de l’homme. S’accusèrent d’avoir tué le plus d’hommes au nom du dieu de chacun ( ou le plus de dieux païens au nom de l’homme universel ) et se dirent des choses vilaines et s’accusèrent les uns les autres d’avoir copié l’un sur l’autre des passages de leurs livres sacrés. “ Vous voulez tuer le monde entier!”, cria le pèlerin juif au musulman qui hurla : “ Vous voulez vous venger de la terre entière!” Avant que les deux n’accusent le chrétien de vouloir posséder la terre entière, ce dernier s’écria : “ C’est la terre entière qui me réclame pour la sauver de vous deux!” Puis, pendant que le désert leur montait jusqu’aux hanches, que le ciel se bouchait les oreilles et que le soleil buvait les dernières eaux possibles, les trois pèlerins en vinrent aux mains.
On arracha une barbe, puis une oreille et un chapelet, puis une soutane et un doigt et le quart d’une cuisse avec les dents. Un œil tenta de voir un nez qui saigna tout de suite avant qu’une lèvre appelle à l’aide. Un homme hurla et un second grogna. Les trois étaient monothéistes mais les insultes étaient polythéistes. La bataille leur donna soudain soif et les trois tombèrent dans l’hébétude. Le désert était alors à leur bouche, juste sous la lèvre, et il se préparait à les avaler. Il n’y avait qu’une seule gourde d’eau. Unique, posée sur un monticule par une main inconnue. “ C’est un miracle cria le chrétien.” “C’est de l’eau bénite”, murmura-t-il avant de s’élancer. Le musulman la faucha dans les airs : “ Non, c’est de l’eau de Zemzem”, hurla-t-il avant de sauter par-dessus le chrétien. “ Non, c’est de l’eau de Moïse et nous sommes dans mon Sinaï”, murmura le juif avec férocité. La bataille reprit. À la fin ils moururent tous, assassinés les uns par les autres. Le désert les mangea alors très vite et s’en alla.
L’eau s’écoula et avec elle le temps. Un vent se leva et dessina sur le sable une caricature pensive. Un lézard aima le soleil et se mit à le refléter. Le monde se sentit mieux.

Kamel Daoud