Sénégal : l’image d’un enfant enchaîné dans une écore coranique délie les langues

 

Beaucoup d’élèves sont victimes d’abus et de négligences parfois mortelles, jusqu’à présent dans une grande indifférence.

Les faits ne sont pas passés au grand daara ( école coranique ) de Koki connu sous le nom de ‘’l’Institut islamique Cheikh Ahmadou Sakhir Lô pour la mémorisation du Saint Coran et des sciences de la Charia ». Créé en 1939, cet établissement qui en 2017 comptait 3 940 pensionnaires, en provenance des quatre coins du pays et de l’étranger.

Un maître d’école coranique peut-il impunément maintenir ses élèves enchaînés ? Le Sénégal se déchire sur une retentissante affaire confrontant traditions, droits de l’enfant, emprise des confréries religieuses et autorité de l’Etat.

L’image d’un garçon chaînes aux pieds a déclenché un vif débat dans ce pays majoritairement musulman. Le sort de l’enfant et de ses camarades a envoyé leur maître, mais aussi leurs parents, devant le juge. Il a provoqué le saccage d’un tribunal. Il est remonté jusqu’aux guides religieux, avec cette question : laisseront-ils condamner le maître ? L’enfant sur la photo est élève, avec des dizaines d’autres, de la « daara » de Ndiagne (nord-ouest), une des milliers d’écoles coraniques du Sénégal. Il a été repéré traînant dans la rue le 22 novembre. Le scandale n’aurait pas éclaté – et n’aurait pas eu lieu d’être – si ceux qui l’ont trouvé n’avaient largement diffusé cette image sur les réseaux sociaux, disent de nombreux défenseurs du marabout (maître coranique).

Dans un pays en développement mais où la pauvreté affecte environ 40 % de la population, de nombreux enfants déguenillés errent chaque jour jusque dans le centre de Dakar. Human Rights Watch avait dénoncé en juin le fait que « plus de 100 000 enfants seraient forcés de mendier chaque jour par leur maître coranique, sous peine de brimades physiques ou psychologiques ». Beaucoup de ces talibés (élèves) sont victimes d’abus sévères et de négligences, qui ont entraîné la mort d’une quinzaine d’entre eux ces deux dernières années, selon l’ONG. Tout cela dans une grande indifférence. Mais cette fois, les langues se sont déliées pour accabler ou défendre le marabout et la coutume.

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Empêcher les fugues

D’autres enfants ont été découverts entravés dans l’école. Le maître, quatre pères et mères, ainsi que le forgeron qui a confectionné les chaînes, ont été arrêtés. Ils ont comparu mercredi 27 novembre devant le juge et ont reconnu les faits. Le maître coranique, Cheikhouna Guèye, a expliqué que les parents demandaient qu’on entrave les enfants pour les empêcher de fuguer, certains les amenant déjà entravés. Les parents en sont convenus. Ils ont déclaré qu’ils voulaient juste que leur fils apprenne le Coran. Tous ont dit qu’ils n’auraient pas agi de la sorte s’ils avaient su que c’était interdit. Le père d’un des enfants, Mor Loum, a dit à l’audience qu’il était paysan et que son fils avait fugué dix fois. « Quand il disparaît, j’arrête mon travail pour me mettre à sa recherche », a-t-il dit selon la presse.

Le parquet a requis deux ans de prison, dont deux mois ferme, contre Cheikhouna Guèye. Le jugement sera rendu mercredi. Mais quand les dizaines de proches, fidèles et autres maîtres coraniques venus soutenir Cheikhouna Guèye ont appris que la justice refusait de relâcher les prévenus avant cette date, ils ont passé leur colère sur les portes et les meubles du tribunal.Moustapha Lô, président de la Fédération des écoles coraniques, qui compte plus de 22 000 daaras dans le pays , cité par l’AFP a dit : « C’est un bon maître coranique qui est mis en cause » . « Il dispense un enseignement de qualité et dans des conditions décentes », comme les autres maîtres, ajoute-t-il.  Les dérapages étant selon lui des « cas isolés » imputables à la méconnaissance de la loi. Enchaîner les enfants ne signifie pas les maltraiter, disent les partisans du maître.

« Plus de 100.000 enfants seraient forcés de mendier chaque jour par leur maître coranique » Chiffre avancé par Human Rights Watch

L’Etat a « peur »

Ces maîtres, « on veut les humilier », a dit Abdou Samathe Mbacké. Ce dernier dirigeait une forte délégation de maîtres coraniques qui est allée prendre les instructions du calife général des mourides, Serigne Mountakha Mbacké. Les mourides sont une des quatre principales confréries musulmanes du pays. Elles jouent un rôle prépondérant dans la vie des Sénégalais. Les chefs de ces confréries sont des figures éminemment respectées, très écoutées aussi des politiques. Enchaîner les enfants est une « vieille pratique », a dit le chef de la délégation au leader spirituel des mourides. Il dénonce une campagne menée par des organisations étrangères de défense des droits humains. Le calife a préconisé d’attendre le jugement. Des propos diversement rapportés par les médias comme temporisateurs ou menaçants pour la justice et l’Etat.

Le dossier, évoqué au Parlement vendredi, est délicat pour le gouvernement. Le président Macky Sall a rendu visite au calife des mourides au lendemain du procès. « L’Etat doit prendre ses responsabilités », a dit le sociologue Mamadou Wane , cité par l’AFP,  pour qui « aucune morale, aucune philosophie, aucune loi n’accepte » qu’on enchaîne des enfants. « On a un Etat qui se cache. L’Etat a peur » des religieux, tranche-t-il.