Sauver la Culture et l’éducation

Le Président Emmanuel Macron nous fait l’honneur d’une visite officielle, dans le contexte socio-économique que l’on sait. Pendant deux jours, il sera à l’écoute de la Tunisie. C’est une aubaine dont aimerait profiter aussi des non-officiels. Pour ma part, s’il m’était donné de le rencontrer, en simple intellectuel, voici ce que je lui dirais :
Monsieur le Président,
Soyez le bienvenu. Un programme intensif, dit-on, vous attend et nous savons que vous ne venez pas les mains vides. Dans l’urgence, avec les responsables tunisiens, vous discuterez de coopération, d’investissement, d’immigration, de terrorisme, de sécurité commune…
Néanmoins, je voudrais attirer votre attention sur des questions vraisemblablement non-inscrites à l’ordre du jour de vos discussions. Car l’économie n’est pas notre seul secteur sinistré. La culture et l’éducation ne le sont pas moins.
De mon temps, en matière de culture, il y avait un Groupe de travail tuniso-français pour les échanges culturels et artistiques. Il a été unilatéralement supprimé par la partie française. La coproduction, la confrontation des idées et des expériences, la création, l’animation, l’action culturelle en ont subi un coup d’arrêt brutal. Il en était de même pour les échanges dans le domaine de la radiotélévision. Puis plus rien.
Pour ce qui est de l’éducation, je ne vous apprendrai rien en disant que la langue française, en Tunisie, est en train de se créoliser. Vous l’avez constaté vous-même, le 14 juillet dernier, à Nice, lors de la commémoration de l’horrible carnage qui avait endeuillé la capitale de la Côte d’Azur. À notre grande honte, l’officiel tunisien, venu baragouiner un inintelligible message de solidarité, n’a même pas été capable de prononcer correctement votre nom ni celui du maire de Nice. Cinq ans auparavant, interviewé par TV 5, le Chef islamiste du 1er gouvernement tunisien issu des premières élections démocratiques, après avoir prononcé des « esscuses » et évoqué les «prépara-ta-tions », dit finalement « préférer réponser en arabe ».
Hier encore, l’école de la Tunisie indépendante, soutenue par une assistance française accrue, se targuait de former d’excellents bilingues. Elle est désormais honteuse du sabir que reçoivent ses élèves. La dernière session du bac a enregistré sept mille zéros en français. Le ministère de l’Éducation est douloureusement conscient de cette détérioration. Que faire ?
Plus que jamais, en ces temps troublés, nous tenons à la langue de Voltaire. Elle est notre vaccin, notre antidote contre le fanatisme et la médiocrité. Force est cependant de signaler que même les bons francophones risquent de perdre leurs acquis. J’ai toujours appelé à la consolidation de l’existant. Une langue demande à être constamment entretenue par la pratique et nourrie par la lecture. Or aujourd’hui, avec la dégringolade du dinar, le livre français devient inabordable. À la grande joie des intégristes, les nourritures spirituelles, à même de nous libérer des préjugés et de toute sorte de superstition, ne sont plus à la portée de nos bourses. Nous sommes nombreux à demander aux services français concernés de créer une caisse de compensation pour le livre exporté qui en allègerait le prix au bénéfice du lecteur tunisien.
En souvenir du grand Bourguiba, l’un des trois fondateurs africains de la francophonie institutionnelle, la Tunisie accueillera, en 2020, le XVIIIe Sommet de l’OIF. Nous sommes nombreux à appréhender ce rendez-vous aux travaux duquel, il va falloir trouver les organisateurs et les répondants idoines. Une erreur de casting risquerait d’engendrer une honte supplémentaire que la Tunisie ne saurait souffrir. Que faire ?
Ces propos feront grincer des dents les intégristes et les identitaristes qui ont traité les gens de mon espèce de « lie de la francophonie ». Mais c’est mon rôle et je l’assume.
Monsieur le Président,
Il est un autre sujet brûlant dont je voudrais vous dire un mot. En dépit du lourd passif colonial, malgré tous les aléas de l’histoire, les relations des élites tunisiennes et plus largement arabes avec l’Hexagone sont si privilégiées que chaque fois que nous subissons, au plan international, un déni de justice, notre première question est : « Qu’en pense et qu’en dit la France ? ». Nous avons beaucoup apprécié votre opposition aux reniements de M. Donald Trump, au sujet de la cause palestinienne, mais aussi en ce qui concerne l’accord sur le nucléaire iranien.
Ce que nous apprécions moins c’est votre attitude hostile à la Syrie. Cela plaît aux Bédouins du Golfe, commanditaires de tous les séismes qui secouent l’arabité utile. Mais tous les peuples du Maghreb et du Machreq, à l’exception des barbus, restent perplexes. Certes, il y a un grand déficit démocratique dans la région, mais les roitelets wahhabites sont les derniers à pouvoir donner des leçons en la matière.
Chaque fois qu’il m’a été donné de le faire, j’ai appelé le pays des Lumières à mieux appréhender cette contrée profondément arabe, la Syrie, où l’on parle encore le syriaque et l’araméen et où, quoi qu’on dise, la tolérance religieuse n’est pas un vain mot. La dernière fois où j’ai évoqué ce tragique et vieux malentendu franco-syrien, c’était en octobre 2008, à l’occasion du cinquantenaire de l’association DLF (Défense de la langue française), en ma qualité de membre de son comité d’honneur. Une nouvelle Syrie est en train de naître, elle n’a pas besoin de forceps supplémentaires pour voir le jour…

Par Abdelaziz KACEM le 29 janvier 2018

Illustration : Emmanuel Macron ,avant de devenir président , a tenu à visiter le Musée national du Bardo