Les « portiers » tunisiens sont une race à part…

D’habitude, je répugne à tirer sur l’ambulance, j’évite de hurler avec les loups et prends toujours parti pour ceux qui font l’objet d’un lynchage médiatique. Mais je dois vous avouer que je déteste les videurs des boîtes de nuit, communément appelés « portiers » sous nos cieux. Ce sont des gens que je connais par cœur et que je fréquente de façon ponctuelle.

La plupart d’entre eux sont des petits voyous haineux, bourrés de complexes et de frustrations, des abrutis pressés par le besoin mesquin d’exercer une autorité éphémère sur des gens qu’ils envient bigrement. Ils prennent un malin plaisir à se donner de l’importance et à prendre de grands airs, surtout quand ils se trouvent en face d’un jeune homme au physique agréable et accompagné d’une belle nana en minijupe.

En revanche, il suffit de leur glisser quelques billets dans la main pour qu’ils vous entourent de soins factices et se répandent en compliments fades, pour qu’ils s’adonnent à des démonstrations d’une cordialité hypocrite, pour que vous deveniez l’objet de prévenances affectées. Bien entendu, les moqueries, les rires d’hyènes et les remarques obscènes fuseront de toute part dès que vous aurez le dos tourné. C’est surtout votre copine en minijupe qui, dans un langage fleuri, se fera copieusement arroser de belles paroles par ces poètes primitifs.

Ces bipèdes anabolisés qui font office de portiers, en admiration devant la vénusté de votre compagne, lanceront des expressions fort aimables, telles que « yé zebbi ! t7aouess sormha 3ala barra » (Putain ! elle se ballade avec la chatte à l’air libre !) ; « beyen bouha dayouth w khouha miboun » (c’est clair, son père est un dayouth* et son frère une tarlouze), et ce, juste après que vous ayez fait quelques pas en avant, en direction de la porte d’entrée.

En réalité, le rôle d’un videur dans une boîte de nuit est très simple à comprendre : désamorcer les crises et les tensions déclenchées par les clients éméchés, les dragueurs un peu trop insistants, les patauds aux mains baladeuses, empêcher les personnes munies d’intentions malveillantes d’accéder à la boîte de nuit… Bref, son rôle est de neutraliser et de mettre hors d’état de nuire toute personne susceptible de menacer la quiétude des clients.

En Tunisie, les portiers soignent leur complexe d’infériorité en installant un rapport de domination à travers le pouvoir qu’on leur confie. Ils n’hésitent pas à dégainer l’arme fatale du « t’kantir* », voire à soumettre le client à des pratiques humiliantes quand celui-ci se montre récalcitrant. Le plaisir n’en est que plus intense lorsque ce dernier se trouve être accompagné d’une jolie donzelle. De ce fait, les portiers ne rechigneront pas à porter un coup fatal à son amour-propre et à sa virilité.

D’ailleurs, les portiers apparaissent aux yeux de certains comme des gars robustes et virils, qui frappent fort et qui sont capables d’écraser les grandes gueules qui leur courent sur le haricot. Cette image de « durs qui fait peur aux gens » est idéalisée par un grand nombre de jeunes tunisiens impressionnés par le respect que peuvent inspirer les gros bras. Cela peut vous paraître invraisemblable, mais bon nombre de nos jeunes rêvent d’un avenir dans ce métier.

On retrouve toutes les « vertus » susmentionnées chez les videurs qui ont tabassé le jeune Adam Boulifa sous le regard impuissant de son père. Il faut dire que La Maison Blanche et son lounge-appendice, le Madison, sont des endroits assez particuliers. En effet, Le Madison est un haut lieu de la prostitution de luxe pour politicards arrivistes et affairistes à la fortune douteuse.

Du temps de Ben Ali, le Madison était fréquenté par les jeunes qui appartiennent aux classes aisées, des professionnels du milieu sportif et des figures médiatiques, mais aussi et surtout par les Trabelsi, les neveux de Kadhafi et tous les parvenus qui ont fait fortune sous le régime novembriste.

Les frères Boudeli qui gèrent La Maison Blanche et Le Madison ont toujours su racoler les puissants de ce pays et ceux qui ont une certaine influence dans les hautes sphères de décisions politiques. Il y a même une chambre qui leur est destinée : whisky et pétasses à foison ! Le Madison accueille aussi les nahdhaouis qui s’adonnent à la « bartoufa » en catimini. Bref, cet endroit a toujours fait office de réceptacle des « turpitudes » de ces gens-là. C’est un lieu où carriéristes noceurs, nouveaux riches et anciens pauvres peuvent satisfaire leurs goûts de débauche luxueuse.

Moëz Boudali et ses frères doivent comprendre qu’il ne suffit de se montrer généreux avec ceux qui vous épargnent le souci de la sécurité de votre commerce pour bien gérer une boîte. La fermeture du Madison n’est pas non plus la solution idoine. Et puis, de toutes les façons, Boudali va faire le dos rond pendant quelques mois, le temps que les esprits s’apaisent, ensuite il fera appel à ses amis influents qui n’hésiteront pas à intervenir en sa faveur. D’ici là les Tunisiens seront passés à autre chose.

Les portiers, quant à eux, sont la preuve que l’évolution de l’Homme n’est pas encore arrivée à son terme. Ils devaient arrêter d’exercer leur métier à coups de démonstrations pseudo-viriles et avec une mentalité de voyous de bas-étage. Les portiers doivent comprendre qu’on ne se rend pas au boulot pour soigner ses petits complexes d’infériorité et satisfaire ses désirs effrénés de domination. Les voyous choisissent le domaine de la sécurité parce qu’ils n’ont pas l’embarras du choix et pour gagner leur vie, certes, mais il faut comprendre qu’ils exercent ce métier pour profiter des largesses de certains clients (les fameux « sahara »), casser du petit-bourgeois quand l’occasion se présente et humilier les gens qui excitent en eux un sentiment d’envie et de jalousie.

Sans un changement radical des mentalités, rien de concret ne sera réalisé. Paix à ton âme, jeune homme. Mes condoléances les plus attristées aux parents d’Adam.

Pierrot LeFou

*Le « dayouth » est un homme permissif, il permet aux femmes de sa famille, notamment sa sœur et son épouse, de s’habiller en tenue sexy, de fréquenter des hommes qui ne font pas partie du cercle familial, de commettre des « dépravations », telles que la « fornication » ou autres, et approuve cela ou ferme les yeux à leur sujet. Le dayouth n’est pas mû par cette jalousie conservatrice qui pousse chaque homme « digne de ce nom » à préserver l’honneur de sa famille et à contrôler la sexualité des femmes qui lui sont liées par un lien familial ou matrimonial.

*« Kantar » est un mot qui vient du français « contrer » et désigne l’action de refouler quelqu’un à l’entrée d’une boîte de nuit.