L’écrit naît de la cendre vivante de l’oralité alif, ba…

La parole c’est le corps. Le corps parle toutes les langues du monde sans exception aucune.
Ma mère H’lima Bent Abraham dansait. Sa danse préférée, celle qu’elle perfectionnait par-dessus tout, s’appelait la danse de l’hmiyma, c’est-à-dire la danse de la petite pigeonne.
À cause de cette belle danse de la petite pigeonne, les gens du village ont décidé, un jour, d’élever les pigeons, de les laisser libres dans les ruelles et dans les champs adjacents et de ne pas les tuer.
Quand on exécute magnifiquement et poétiquement la danse de l’hmiyma, on n’est pas analphabète. La danse est la langue du corps dans toute sa rhétorique libre, libérée et universelle. Au moment de la transe-danse, les bras de ma mère, les paumes des mains coloriées au henné, bracelets kabyles d’argent no’qra, les tintements… se métamorphosaient en plumage festif d’un paon édénique.
Elle marchait en dansant, ma mère.
Danser, c’est parler dans un mouvement poétique ou dans un poème ardent, se mettre au bord de l’abîme sauvage pour fixer l’éternité de la lumière. Quand elle dansait, on aurait dit qu’elle était portée sur un tapis de nuages multicolores. État second. Je me demande : quel tisserand avait-il tissés ou tressés, qu’importe, ces nuages porteurs de ma mère et de ses contes ?
Ma mère vaut son pesant de contes !
Parce qu’elle avait la force de la parole; ma mère disposait de tout le large du ciel bleu ou brumeux comme contrée de liberté pour les mouvements harmonieux de ses bras sculptés de feu ou de lumière.
Il faut savoir comment regarder les mamans. On ne regarde pas la maman par l’œil. Je la regardais ; elle avait les yeux fermés, elle avançait sans les ouvrir. Elle posait ses mains tantôt sur la tête, tantôt sur les hanches, tantôt sur les portes des horizons tout en regardant le silence qui dessine un sourire pour la parole.
La parole a son sourire et a sa tristesse.
La pudique secoue le corps sans le blesser.
Majestueusement, assise dans ses alphabets, bien qu’elle fût analphabète. Elle était toujours illuminée, plus grande qu’alif, ba et les autres lettres. Le soir, à la tombée de la nuit, elle remplissait sa couche de lumière et de parole. Elle avait un lit en contes. Elle le partageait avec d’étranges créatures.
Le paradis est sous la langue des mamans. Il n’est pas sous leurs pieds, sauf quand ces dernières dansent.
H’lima Bent Abraham, ma mère, était conteuse. Les mots de toutes les couleurs affleuraient sur ses lèvres. Le mot sur sa langue ressemblait à un oiseau d’une race rare (je n’aime pas le mot race), mais j’adore la race d’oiseaux de ma mère.
De l’oralité, je suis venu à l’écriture, par un jour. D’abord, dans l’oralité, j’ai trouvé mon premier paradis. De l’écoute, je suis passé à l’encre, avec beaucoup de curieuses péripéties.
Tout écrivain est un conteur.
L’écrit n’est que le miroir fissuré de l’oral.
L’oral est plus libre que l’écrit. L’écrit est la prison d’or de l’oral.
La première nouvelle que j’avais écrite – j’avais à peine douze ans – était un exercice pénible et mielleux à la fois. Dans ce petit récit, j’avais tenté la reproduction en encre, dans l’encre, sur les pages d’un cahier scolaire, ce que ma mère m’avait conté la veille au soir.
Celui ou celle qui conte le jour aura des enfants chauves.
Écrire le bruit des mots nocturnes avançant sur le tapis d’un conte était mon obsession. J’ai entamé mon parcours d’écrivain en chasseur de papillons survolant le ciel des contes de ma mère H’lima Bent Abraham. La nuit nous offrait la liberté dans des contes.
Et depuis, j’ai appris que l’écriture n’est que la traduction du son du vent, les pas du vent sur nos jours.
Écrivain, je ne sais pas quand ni comment, je me suis retrouvé agrippé aux pans du tapis volant des contes de ma mère. Agrippé aux ailes d’un oiseau n’existant que sur la langue de ma mère. Ma mère H’lima bent Abraham distribuait des vies extraordinaires sur ses créatures qu’elle créait dans la peau de la parole.
Donc, Dieu est femme.
Parce qu’il n’y a pas d’écriture sans lecture, ma mère m’a appris à lire autrement. Écrire, c’est lire. J’adore lire les romans à haute voix. Le roman c’est d’abord un conte qui fixe son temps.
Et j’écris en parlant ! J’adore donner du bruit à mon texte. J’écris en écoutant la voix de ma mère qui habite en permanence ma tête. Plutôt c’est elle qui donne l’énergie à mes mots. J’écris dans la voix, j’écris par la voix, j’écris la voix de ma mère, qu’importe, ce bruit des mots qui ne s’éteindra jamais.
L’écrit naît de la cendre vivante de l’oralité.
Les beaux textes universels sont tous sortis du manteau des Mille et une Nuits. Ils sont tous nés de la côte des Mille et une Nuits ; Les Borges, Marquez, Fuentes, Dib, Mahfouz, Choukri, Voltaire, Cervantès, La Fontaine, Pamuk, Soyinka, Aziz Nesin…

Amin Zaoui , Universitaire et écrivain algérien