« Je ne donne pas la confiture aux ânes » !!

Prof…

« Je ne donne pas la confiture aux ânes » , balançait-il à chaque élève qui lui posait une question de travers qui prouve qu’il n’a rien assimilé de son cours de philo sur la morale, l’épistémologie ou la philosophie de la guerre. Il était imbu de sa science et de sa personne et nous impressionnait par sa voix rauque et raisonnante, son pull-over rouge écarlate, son allure et son entrée théâtrale en classe cartable balancé sur son dos qu’il jetait littéralement sur son pupitre, en extirpait ses bâtons de craie et son chiffon et demandait à l’un de nous d’effacer le tableau gribouillé la veille par ses soins avec son écriture étalée et sinueuse, mal soignée qui semblait avoir bu quelques bières.
Nous l’admirions tous notre camarade le jour où il a osé dire dans un français châtié à Pzsola tant vénéré et si craint qui lui demandait d’effacer le tableau: « Non Monsieur, je ne suis pas là pour effacer le tableau. Ce n’est pas mon rôle. Pourquoi vous le faites pas vous-même ?

Transis, tétanisés par la peur de sa réaction qui risquait de se déverser comme une bourrasque sur nos têtes d’élèves assidus de terminale, nous retînmes notre souffle lorsque le prof de philo vociféra sur la gueule de l’élève » sortez de ma classe je ne veux plus vous voir à mon cours ou c’est moi qui sortirais». Sans broncher et le plus froidement du monde, l’élève continua à toiser la bête et lui rétorqua que le lycée est un lieu public qui ne lui appartient pas, osant même ouvrir la porte au prof qui sortait théâtralement de classe jurant ses grands dieux auxquels il ne croyait pas, que c’est lui ou le valeureux élève. Les yeux écarquillés d’admiration et le ventre noué de crainte sur la suite des évènements, nous vîmes débarquer le grand surveillant général Osmane très pointilleux sur la discipline qui faisait la réputation de l’institution. Il se dirigea vers l’élève rebelle qu’il admirait discrètement, le pria d’aller changer les idées pendant cette heure et lui promit d’intercéder en sa faveur pour qu’il réintègre la classe au prochain cours, le temps que le prof ravale sa colère. Mais les prochaines heures défilèrent et les jours même passèrent sans que le prof n’en démorde. Non, le valeureux gars était a chaque fois pointé du doigt et prié de quitter la salle.

Ce n’est qu’au bout du 3ème jour qu’enfin un brin de rjoulya remonta du fin fonds de nos entrailles et on décida d’organiser la fronde. On se planta donc au milieu de la cour face au prof qui était debout devant sa classe, majestueux à nous fixer des yeux dans un corps a corps à distance féroce qui nous semblait durer une éternité. On se chuchotait en s’encourageant mutuellement. On se disait qu’il ne fallait pas lâcher. Mais oh quelle ne fût notre déception lorsque la mauviette qui tenait le registre et les deux filles se détachèrent du groupe et s’en allèrent regagner la classe. On le vit s’écarter pour laisser les trois vendus rentrer et rebloqua de nouveau l’entrée avec sa stature imposante continuant à défier le reste de la classe qui résistait. C’est alors qu’on décida tous d’y aller, se confondant en excuses avec notre camarade et lui promettant de remettre ça pour le lendemain. La fronde n’avait duré que 10 minutes sans plus.

Notre héros regagnait la sortie de la grande porte du lycée la tête haute en tapotant pensivement le caillou du pied, tandis que nous avancions vers la petite porte de la classe pour reprendre le cours lorsque le prof se dirigea vers l’élève qu’il avait exclu trois jours entiers, lui posa une main tendre sur l’épaule et l’invita à regagner le cours avec nous tous. Les idées se télescopèrent dans nos têtes. On savait pertinemment que ce prof nous narguait. On savait qu’il devinait tout notre désarroi à ne pas pouvoir qualifier notre acte de victoire ou de lâcheté contre sa tyrannie, que même si notre camarade était revenu, c’était pas tout a fait nous qui l’y avons obligé. C’était une demi victoire en somme, une histoire qui sentait le goût d’inachevé ou peut être une demi défaite. Mais c’était sans compter sur cette intelligence particulière de ce pédagogue qui n’aimait pas le brouillard et savait le dissiper dans la tête de ses élèves en y injectant ses lumières.

La classe au complet, le prof, à notre grand étonnement, interpella l’élève au registre et les deux filles : vous deux mesdemoiselles et vous Monsieur la bas, vous êtes exclus pour trois jours ». Le cours pratique était fini. La leçon était bel et bien assimilée par nous tous et il le savait.

C’est alors qu’il enchaîna son cours sur la lutte des classes et le capital de Karl Marx comme si de rien n’était, sans les trois vendus. Les supplications des parents qui ne comprenaient pas que leurs enfants sages soient punis de la sorte, n’arrivaient pas à faire revenir ce roumi fabriquant de « confiture » à notre service neuf heures durant par semaine, sur sa décision souvent irrévocable, définitive et sans appel.

La classe de terminale Lettres modernes 1 du lycée de garçons de Sousse avait en cette année de l’an 1971 où la philo était à coefficient 6, remporté la palme d’or de la classe ayant eu le plus fort taux de réussite au bac.

Autres temps , autres mœurs, toutes autres éducations . Bonne nuit

E.K

Illustration haut de page : le bandit syndicaliste Yacoubi qui tient nos enfants en otages aujourd’hui .