Devrions-nous nous méfier des semeurs d’ordre et de discipline quand l’autorité de l’Etat décline ?

L’hystérie collective provoquée par la série de viols commis par de jeunes tunisiens et les appels véhéments lancés par la plèbe pour l’application de la peine capitale m’ont donné envie de revoir M le maudit, le chef-d’œuvre du grand réalisateur allemand Fritz Lang. C’est son premier film parlant.

Le film commence par une scène devenue culte : la petite Elsie Beckmann est abordée dans la rue par un homme dont on ne perçoit que la silhouette. Tout en sifflotant un air de Peer Gynt, il lui achète un ballon chez un marchand ambulant aveugle. Dans la scène qui suit, la presse annonce que le tueur d’enfants vient de faire une nouvelle victime.

La grande ville allemande plonge dans la terreur et l’hystérie après plusieurs meurtres d’enfants. Le tueur est fantomatique et introuvable, cela ne fait qu’accentuer la paranoïa qui s’empare des habitants de cette ville. Le tueur se retrouve petit à petit pourchassé et devient la proie de deux autorités sociales que tout oppose : la police et la pègre. Celles-ci, chacune répondant à ses propres motivations, se rejoignent sur la nécessité de se débarrasser du tueur d’enfants.

M le maudit est sorti en 1931, donc au temps du nazisme montant. La république de Weimar que filme Lang vit ses derniers jours et est gangrenée par la psychose et la pauvreté. Toutes ces conditions ont préparé un terreau fertile à la montée du nazisme. C’est cette société en décomposition que l’on voit dans le film. Une société en proie à l’hystérie collective, avide d’ordre et de répression, qui fera triompher le parti national-socialiste aux législatives de 1933 et qui fera nommer Adolf Hitler chancelier. Schraenker, chef de la pègre et homme aux traits aryens, peut facilement être associé au nazisme par son austérité et son costume : gants noirs, manteau de cuir, canne… Fritz Lang avait senti les prémisses et les possibles dérives du régime nazi.

Le tribunal populaire et criminel établi par la pègre et qui clôt le film est en cela révélateur. Le procès est présidé par un meurtrier et exécuté par des plébéiens qui refusent de livrer le tueur d’enfants à la police pour éviter les faiblesses de la justice et pour ne lui laisser aucune possibilité de s’en sortir. Hans Beckert, le tueur d’enfants, est terré dans un sous-sol tel un animal monstrueux. Il est face à une masse compacte et bestiale grisée par la volonté d’étancher sa soif de vengeance. La foule est mue par la haine et une envie brûlante de venger les jeunes victimes. La foule réunie par la pègre et composée de gens peu fréquentables est guidée par la haine et une envie brûlante de venger les jeunes victimes. Toute la société s’est liguée pour éliminer l’immonde Hans et mettre fin à son existence.

Le meurtrier a droit à un avocat. La force de son discours fait mouche, l’avocat plaide pour une véritable justice. Mais M le maudit atteint le génie dramatique avec le monologue qui succède à la plaidoirie de l’avocat (voir photo ci-dessus). Hans Beckert, le tueur d’enfants interprété par Peter Lorre, révèle avec maestria la tragédie d’un homme malade et possédé, un homme habité, qui subit d’incontrôlables et monstrueux élans et qui ne peut échapper à la tyrannie des pulsions. Le meurtrier Hans Beckert exprime son aliénation, son dédoublement de personnalité tout au long du monologue. Il dit ne pas se rendre compte de ses actes et être habité d’une pulsion incontrôlable lors de ses crimes. Son discours est émouvant, fort troublant, et une empathie se produit à l’égard du bourreau devenu victime.

M le maudit est une invitation à réfléchir sur le sens de la justice et suscite plusieurs questions. On met tout sur le dos du violeur-meurtrier, la société a-t-elle une part de responsabilité ? Quel est la responsabilité de chacun ? Devrions-nous imputer toute la responsabilité au meurtrier et l’envoyer à l’échafaud pour le punir de ses crimes, aussi abjectes soient ses actes ? Devrions-nous nous méfier des puissances semeuses d’ordre et de discipline quand l’autorité de l’Etat décline ? Quel avenir pour un pays dont les hommes politiques et la société ne savent pas ou n’ont pas le courage de faire de la démocratie un rempart solide contre la sauvagerie et les pulsions bestiales et incontrôlables de certains de ses membres ?

Pierrot Lefou