Ces califes qui inspirent tant les islamistes

Après « Les derniers jours de Mouhammad », Héla Ouardi poursuit son exploration de l’histoire d’une religion que certains s’obstinent à magnifier au point de la scléroser. Il serait temps que les musulmans questionnent l’histoire de l’islam et admettent des faits que certains intentionnellement cherchent à leur cacher.

Une épaisse fumée noire s’élève, ce vendredi-là, au-dessus de Tunis. Impressionnante, comme une sorte de symbole de l’obscurantisme qui se déploie, elle est visible à plusieurs kilomètres à la ronde. Quelques heures auparavant, un appel a été lancé dans l’une des grandes mosquées de la capitale tunisienne et des groupes de salafistes ont traversé la ville pour incendier l’ambassade des Etats-Unis, dans le quartier huppé des Berges du lac. L’émeute effraie, comme d’autres, Hela Ouardi. «La violence était là, sous mes yeux ; ce n’était plus seulement un spectacle à regarder à la télévision», raconte l’universitaire tunisienne, professeure de littérature française, spécialiste de Raymond Queneau et passionnée d’Arthur Rimbaud. Les émeutiers, le 14 septembre 2012, protestent contre la diffusion sur Internet, à partir des Etats-Unis, de l’Innocence des musulmans, un navet contre l’islam qui enflamme, une nouvelle fois, dramatiquement la planète.

Le moment est fondateur dans la vie de Hela Ouardi, qui s’approche alors peu à peu de la quarantaine. Trois jours plus tôt, il y a eu d’autres saccages meurtriers, à Benghazi en Libye, ceux menés contre la représentation américaine ; l’ambassadeur et trois agents du consulat ont péri.

Tandis que les cendres fument encore, l’intellectuelle s’interroge, elle, sur ce qui arrive à ce monde arabo-musulman dans lequel elle a grandi. Élevée dans un islam familial et tolérant, celui de sa grand-mère chérie et vénérée, elle ne reconnaît plus ce monde hanté et déchiré par une violence commise au nom de la religion musulmane. Avide de comprendre, Hela Ouardi se met en quête. A sa manière, celle rigoureuse de la chercheuse et de l’universitaire. C’est surtout, de sa part, une plongée dans les sources musulmanes qui racontent les débuts de l’islam. Elle intègre comme membre associé le laboratoire du CNRS sur l’étude des monothéismes, prend une année sabbatique, dévore les références de la tradition, comme Tabari, le célèbre historien perse du Coran, mort en 923 à Bagdad.

De cette matière, Hela Ouardi a tiré deux passionnants livres d’enquête historique. Le premier, les Derniers Jours de Muhammad, a été publié en 2016. Sur la mort du Prophète de l’islam : «Nous avons du mal à avoir une version fiable, à partir de la confrontation des sources. De quoi est-il mort ? Par empoisonnement, d’une pleurésie… Y a-t-il eu une tentative d’assassinat par des éléments venus de l’extérieur ou de son propre camp ?» relève la chercheuse. Minutieusement, elle a reconstitué les derniers mois de la vie de Mahomet (Muhammad), brisé par le chagrin d’avoir perdu son unique fils, Ibrahim, né de sa liaison passionnée avec sa concubine Maria la Copte, que ses épouses légitimes haïssent. Les derniers moments du fondateur de la religion musulmane, empêché d’écrire son testament, sont agités d’inquiétudes et des désastres à venir. Grâce à sa plume élégante et son savoir universitaire, joliment mis en mots et en récit, l’auteure a immédiatement trouvé, en 2016, son public. «Je raconte à mes lecteurs ce que j’aurais voulu que l’on me raconte. C’était un besoin que j’avais moi-même», dit-elle.

Putréfaction

«Le grand mérite de Hela Ouardi est de confronter les sources chiites et les sources sunnites, applaudit le politologue Gilles Kepel, qui l’a conviée récemment à intervenir dans son séminaire de recherches à l’Ecole normale supérieure. Elle va chercher dans les angles morts de l’histoire. Cela s’est traduit par une mise à plat du récit.» Sans trop avoir l’air d’y toucher, l’universitaire tunisienne brise les mythes de l’histoire sainte et le roman des origines de l’islam. «Récit ne veut pas dire fiction.» Hela Ouardi n’invente rien, «si ce n’est au sens de l’invention d’un trésor enfoui», écrit-elle. «Tout ce que j’ai trouvé existe bel et bien dans les sources les plus vénérées, mais est négligé par la mémoire collective.»

Son deuxième livre (une suite du précédent ouvrage mais qui peut se lire indépendamment), les Califes maudits, sous-titré la Déchirure, vient de paraître. La dépouille de Mahomet n’est toujours pas inhumée et commence à entrer en putréfaction. Elle a été laissée sous la garde de quelques membres de la famille, notamment Ali, son gendre, le mari de sa fille aimée Fatima et véritable successeur du Prophète, selon la tradition chiite. A ces heures tragiques, les premiers compagnons d’Abul Qasim (la kunya -le surnom- de Mahomet) se déchirent pour la succession. Les conciliabules ont commencé avant la mort redoutée du fondateur de la religion musulmane.
La Déchirure narre le coup d’Etat qui a lieu à Médine, lors d’une sorte de conclave improvisé pendant lequel Abou Bakr, le beau-père du Prophète qui a épousé sa fille Aïcha, prend le pouvoir. «C’est un coup d’Etat, non pas parce qu’il y aurait un prétendant plus légitime mais parce que cela se règle par la force et la violence», raconte Hela Ouardi.

La tragédie se joue à la Saqîfa, un endroit connu à Médine. «Elle est réputée pour sa beauté et sa fraîcheur. Le Prophète lui-même aimait y passer du temps avec ses amis ; il s’y installait pour s’abreuver de nabîdh [une boisson fermentée, ndlr]. […] Elle se prête bien aux réunions discrètes : fermée par trois murs d’argile dont un seul, le mur oriental, est ajouré d’une fenêtre, ouverte au nord afin de faire entrer l’air frais», décrit Hela Ouardi. La situation est explosive. S’affrontent les Ansars, ceux qui ont accueilli à Médine Mahomet et ses troupes quand il a fui La Mecque en 622, et les Emigrants, les compagnons du Prophète et leurs clans. «La balance entre Ansars et Emigrants s’immobilise, comme bloquée par l’antagonisme de leurs droits illusoires. Mais l’entêtement n’est pas l’unique raison du blocage des négociations : les différents protagonistes se disputent une autorité politique inédite dont les contours sont flous. De quoi dispute-t-on au juste dans la Saqîfa : de la succession du Prophète ou bien du choix d’un chef de tribu ? Le mot même de califat n’est à aucun moment prononcé, ni par les Emigrants, ni pas les Ansars. La notion de khalîfa, littéralement de « lieutenant » de Muhammad à l’instar d’Adam instauré khalîfa de Dieu sur terre selon le Coran, est encore en gestation», explique l’auteure.

Un autre drame se joue aussi : la spoliation de Fatima, la fille du Prophète, privée de son héritage. Elle meurt peu après, dans de troubles circonstances. Tel le templier Jacques de Molay, sur son bûcher à Paris en 1314, elle maudit les premiers califes de l’islam, la malédiction de la violence en quelque sorte… «Raconter l’histoire des premières années de l’islam est une manière pour moi de réanimer une mémoire collective fossilisée par une amnésie générale et confisquée par des forces obscures qui, sous couvert de glorifications du passé de l’islam, l’ont transformé en machine de guerre», explique Hela Ouardi. Son défi est la reconquête d’une mémoire oubliée, enfouie, devenue surtout l’otage des fondamentalistes musulmans, en particulier de la mouvance salafiste et des terroristes de Daech. Ces derniers ont ressuscité, en 2014, un sanguinaire califat en référence aux premiers temps de l’islam qu’ils révèrent. Pour ne rien laisser au hasard, l’universitaire a méthodiquement lu leurs publications, nourries d’intenses références historiques et théologiques.

Obscurantisme

Se référant à Alfred de Musset, Hela Ouardi dit de ses livres qu’ils sont des «enfants du siècle». C’est un mensonge très politiquement correct et provocateur, selon elle, d’exonérer l’islam de ce qu’il contient de violence originelle. «L’islam n’existe pas en apesanteur. Comme toutes les autres religions, c’est le fruit d’une construction historique. Avec des violences, bien évidemment, soutient-elle. Mais parce que toute histoire est violente. Il y a toujours des guerres, des conquêtes, des ambitions…»

Son œuvre naissante – une saga des origines de l’islam en plusieurs tomes – est un combat contre un obscurantisme qu’elle conçoit comme la matrice de la violence. «L’histoire des débuts de la religion musulmane a été momifiée pour construire une utopie», regrette Hela Ouardi. L’utopie qu’elle dénonce est celle des salafistes, obsédés par une pureté originelle imaginaire et qui requiert de se référer aux pieux ancêtres, les premiers compagnons du Prophète et les premiers califes de l’islam pour retrouver l’essence même d’une religion, finalement fantasmée. «Dans ce mode de pensée, notre futur est notre passé», s’alarme l’auteure. Sa plume est sa lance. Ses livres sont aussi un geste politique, au sens noble du terme. En hommage au philosophe qui fut son maître à penser, elle résume ainsi ses ambitions : «Mon objectif s’inscrit dans l’ambition ultime qui définit, selon Ricœur, la fonction narrative». Celle de «refigurer la condition historique» du musulman et de «l’élever au rang de conscience historique».

B.S