Aznavour à Carthage…l’interview fictive !!!

La triste nouvelle de la mort du géant de la chanson française Charles Aznavour, ressentie par tous comme un grand choc, a suscité en moi le souvenir d’une circonstance exceptionnelle, au cours de laquelle, j’eus la chance de rencontrer cet artiste et de converser avec lui, à l’occasion de son mémorable concert sur la scène du théâtre antique de Carthage, un certain 21 juillet 2009.
A côté du meilleur, je conserve aussi certains souvenirs moins exaltants, plus prosaïques et plutôt anecdotiques. En voici un qu’il m’est difficile de rayer de ma mémoire :
En tant que directeur du festival à l’époque, il m’incombait de réunir, avec une équipe de collaborateurs, toutes les conditions qu’exigeait la réussite de cet événement exceptionnel, et de faire en sorte que le public tunisien qui attendait depuis longtemps de rencontrer cet artiste hors pair, pût profiter pleinement de cette opportunité unique.
Ce n’était pas une tâche aisée, puisqu’il fallait relever sans laisser de place aux mauvaises surprises, de multiples défis d’ordres financier, organisationnel et technique auxquels nous étions confrontés.
Deux semaines avant la soirée, et alors que nous étions dans la phase ultime des préparatifs, j’appris que le quotidien Assabah venait de publier une interview que Charles Aznavour en personne aurait accordé à l’un de ses journalistes ! Mieux encore, Aznavour aurait annoncé au même rédacteur sa décision surprenante mais définitive, de clôturer sur la scène de Carthage l’ensemble de sa carrière artistique ! « C’est un honneur pour moi que de raccrocher à Carthage, symbole de la civilisation, de l’histoire et de l’éternité », lui aurait-il confié en ces termes on ne peut plus clairs et flatteurs !
Tout le monde fut pris au dépourvu par l’interview elle-même , mais surtout par ce scoop qui ne tarda pas à faire la Une des agences de presse du monde entier : Aznavour mettait fin à sa longue et glorieuse carrière sur la scène de Carthage !!!
A vrai dire, cette interview le moins qu’on puisse dire surprenante, m’intrigua tout de suite et mon scepticisme était amplement justifié :
D’abord, parce je savais jusque-là, que le manager incontournable de l’artiste, Levon Sayan, était catégoriquement opposé, en dépit des sollicitations, à ce que Charles Aznavour accordât le moindre entretien aux médias tunisiens, avant le concert.
D’autre part, le signataire de l’interview était un rédacteur de second rang, qui plus est unilingue d’arabe. Se pouvait-il donc que le journal l’ait choisi, lui, plutôt que d’autres, pour mener une interview aussi délicate ?
Pour en avoir le cœur net, j’appelai le journaliste ainsi que son rédacteur en chef lesquels me confirmèrent, et sans la moindre hésitation, l’authenticité de l’entretien ! Mais, juste après ce coup de fil, l’imprésario français de l’artiste me téléphona . Il était dans tous ses états et se disait indigné par l’article publié : l’interview était fictive, assurait-il, et le quotidien Assabah devait expressément reconnaître l’imposture et présenter des excuses, sans quoi le concert serait annulé !
La réaction de l’artiste lui-même ne se fit pas attendre : en effet, dans une déclaration faite le lendemain à l’Agence France Presse, Aznavour dénonça vigoureusement  » l’infamante mystification » en ces termes: « Je n’ai jamais vu ce journaliste et ne l’ai jamais eu au téléphone. C’est d’une malhonnêteté terrible. Je suis très en colère, on n’a pas le droit de prendre la parole au nom de quelqu’un quand on ne l’a jamais vu. Si on voulait me démolir, on ne s’y prendrait pas autrement » avant de conclure : « J’apporte un démenti absolument formel, tout cela est faux ! »
Ce fâcheux contretemps, dont la direction du festival n’était en rien responsable, faillit tout hypothéquer, y compris la venue d’Aznavour à Carthage.
Mais peu de jours après, les choses prirent heureusement une meilleure tournure. Je le sus de la bouche d’un haut responsable de Dar Essabah : il n’y avait plus, rassurait-il, plus aucun « malentendu  » entre Aznavour et son journal. J’en fus soulagé et pris acte sans lui poser de questions. La mauvaise parenthèse fermée, notre équipe continua sereinement les préparatifs comme si de rien n’était.

On le sait maintenant : Bien après sa sublime soirée carthaginoise, Aznavour continua à se produire dix ans durant, sur toutes les scènes du monde. Seule la mort l’arrêta de chanter…

Boubaker Ben Fraj