Peut-on être musulman sans déranger le monde ?

Credo dans la république crânienne du chroniqueur: «quand les femmes sont enfermées, les hommes sont prisonniers». Vérifié au Sénégal. Dans les rues de Dakar, entre poussières, lumières et vrombissements de moteurs, les femmes. Elégantes à couper le souffle en immobilités, le regard pris. Couleurs donnant des fruits aux vents. Souriantes. Corps tracés par le désir et la précision. Libres. «Les femmes sortent le soir ?», interrogea le chroniqueur qui scrutait, plus tard, l’obscurité sans poteaux, dans la nuit. «Bien sûr. Pourquoi cette question ?», s’étonna la collègue. Parce que chez nous, la nuit est un pays sous forme d’une fin de monde vide, traînant les cris et les emballages. Une désertion. Une évacuation surtout. Une préhistoire où les grands arbres reprennent la marche nocturne et où les monstres s’ébouriffent depuis les sous-sols ouverts. La femme dans la nuit algérienne est une impossibilité. Cela donne à notre terre les formes d’une falaise de suicidés, chaque soir. Passons et revenons au Sénégal : les femmes sont habillées pour être comme des œuvres. Leur raffinement est frappant dans les rues poussiéreuses, sales et jonchées de sachets. Le voile est rare. « Mais il arrive », dit une enseignante. Parmi les écolières rencontrées, une ou deux ont le visage enfermé par un bout de tissu. « Cela est récent. On ne voyait pas cela avant », regrette une autre. Comme une maladie de peau. Cela avance avec l’argent du Qatar et les satellites des chouyoukh. Cela menace de transformer les tissus bariolés en cloisonnement.
– Cela tue comme un feu de cendres et avance partout dans le monde comme une tumeur qui prend les enfants, les murs, les minarets et les gens pour leur sucer le sang et le remplacer par le ronronnement d’un millénaire mort. En attendant, une question: peut-on être musulman sans déranger les autres, les tuer ou les culpabiliser ou leur en vouloir et les insulter ? Oui, les Sénégalais le prouvent.
– Discret dans la pratique, un homme vous parle longuement puis s’éloigne, s’isole et se met à prier sans en avoir l’air ni en imposer le spectacle. La croyance n’est pas rites ostentatoires ni cris et interdits hurlés. Elle ne traîne pas des traces d’eau sur le pantalon, sandales en plastique dans le bureau, tapis au dos de la chaise, baisse de rideau et barbes fétichisées. Comme l’étaient nos ancêtres penchés sur la terre ou sur le ciel à prier. On peut être musulman sans tuer le monde et en y respectant les vies et ses cycles. Cela est possible. Mais cela est réduit en cendres, de plus en plus.

Kamel Daoud