Néjib Chebbi : « J’y suis ou j’y fous le grabuge ».

Mansour Mhenni

Mansour Mhenni

Depuis qu’il a désespéré de pouvoir représenter le « leadership » du pays, Ahmed Néjib Chebbi ne cesse de varier ses sorties politiques ou pseudo-politiques dans une tentative, sans doute légitime, de réussir à se repositionner sur l’échiquier du pouvoir en Tunisie.

A.N. Chebbi a donné son parti à son frère, en héritage, le laissant dans une incertitude telle qu’il ne sait plus sur quel pied danser : celui dans le gouvernement ou celui à l’extérieur. Il a hésité entre un think tank (ce qui lui conviendrait le mieux) et un nouveau parti annoncé comme imminent depuis septembre dernier, et surtout en janvier, mais non encore fondé officiellement (et c’est peut-être plus sage). En plus, il ne cesse, à chaque fois qu’il entend parler d’une initiative présidentielle, de courir vers des déclarations d’anticipation comme pour laisser croire qu’il est à l’origine de toute idée nouvelle et de toute initiative de redressement. La dernière de ces déclarations est celle formulée, en français, dans une « lettre ouverte au Président de la République », signée du 5 mai 2017. Eventuellement dans la perspective de l’allocution annoncée du Président le mercredi 10 mai 2017.

A propos de cette lettre ouverte, la question du destinataire se pose : si elle est spécifiquement et exclusivement adressée au Président, elle n’a pas de raison d’être « ouverte ». Elle aurait pu faire l’objet d’un envoi recommandé au Palais de Carthage et la présidence jugerait alors de l’intérêt à la rendre publique ou non. D’ailleurs, le fait de l’écrire en français en ferait plutôt une lettre personnelle d’Ahmed Néjib Chebbi à Béji Caïd Essebsi, autrement c’est la langue arabe qui serait de mise entre responsables politiques dans un pays officiellement de langue arabe, surtout que l’auteur de la lettre se réclame de l’arabisme politique. Par ailleurs, l’écrivant en français, il en exclut l’intérêt que pourrait y trouver la plus large partie du peuple tunisien. Ce qui nous ramènerait à la stratégie d’un jeu personnalisé entre les deux hommes : l’un ne cessant de faire du pied pour dire qu’il « souhaiterait servir », l’autre répondant par un silence qui semble signifier : « je sais ce qui te fais mouvoir. »

Venons-en à la lettre elle-même, ANC y décrit la situation actuelle du pays en ces termes on ne peut plus chaotiques : « Ce gouvernement n’a pas réussi à amorcer la relance de l’économie. Bien au contraire, sous son règne, la croissance est restée atone, l’investissement recule, la production industrielle stagne, l’image du pays se dégrade, à telle enseigne qu’il peine aujourd’hui à mobiliser les ressources financières extérieures dont il a besoin, les grands déséquilibres se creusent: le déficit budgétaire s’aggrave, l’endettement public progresse, la balance commerciale accentue son déficit, notre monnaie nationale dégringole, etc. Les crises sociales et les troubles dans les régions se succèdent et prennent un caractère de rébellion, l’inquiétude a fini par gagner nos propres forces armées et de sécurité. Certains de leurs syndicats sont allés jusqu’à signifier qu’ils n’étaient plus prêts à assumer la mission répressive qui leur était dévolue dans le passé, réclamant des solutions politiques dans le respect des lois et des droits de l’homme. »

La conclusion de tout cela est déjà annoncée en premières lignes : « Nous pouvons dire sans craindre l’excès ou le parti pris que ce gouvernement a fait son temps ». Pourtant ANC parle bien « de huit mois après la constitution du gouvernement d’union nationale » : HUIT mois seulement qui ne manquent pas d’initiatives, même modestes et d’ancrage difficile par la faute du climat politique et social qui leur faisait obstacle. Il ajoute aussi : « Le gouvernement est-il seul responsable de cette situation ? Nullement. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les conditions difficiles dans lesquelles il a assumé les responsabilités du pouvoir, dont – et non des moindres – l’asphyxie financière de l’Etat. »

Pourquoi donc chercher comme seul objectif le changement du gouvernement ? Chebbi prend soin évidemment de se démarquer, en toute raison, de l’appel à des élections anticipées ! Au nom du respect de la légalité et de la légitimité démocratique, dont la Constitution précise les fondements, il appelle à un monopole de la décision par le président, pour la sécurité du pays, comme dans le régime présidentiel (présidentialiste ?) que la constitution a écarté. Aussi conclut-il en ces termes, par trop dans le sens du poil au point de ne susciter que plus de méfiance : « Votre connaissance des problèmes du pays, votre conscience des priorités nationales, comme l’attestent clairement vos discours et vos écrits, me portent à être confiant en votre capacité de prendre l’initiative, qui s’impose, pour sortir notre pays de l’obscurité où il se trouve et envoyer une lueur d’espoir à ses enfants. Je suis de ceux qui pensent que des élections anticipées ne sont pas de nature à résoudre les problèmes du pays. Ces appels n’ont aucun fondement constitutionnel et, dans les conditions de crise de confiance à l’égard des partis et de la politique, ne peuvent de surcroît engendrer un paysage politique meilleur que celui dont nous disposons aujourd’hui. Je suis aussi de ceux qui croient en nos acquis démocratiques, je m’en honore et crois que l’histoire les inscrira à l’actif de notre génération. Je crois qu’il n’y a nulle solution du dehors du régime politique issu des urnes, par-delà ses défauts, et que toute tentative de le combattre de l’extérieur n’ouvrira la porte qu’à l’aventure et au risque de conflits civils. Je suis également de ceux qui pensent que le centre du pouvoir est entre vos mains, en raison du mandat que vous a donné le peuple et de la position que vous a assignée la Constitution à la tête de l’Etat (Sic !).»

Allons donc, Monsieur l’ancien républicain, la solution de la crise actuelle en Tunisie n’est plus politique, car n’importe quelle configuration du pouvoir serait confrontée aux mêmes difficultés. La solution est citoyenne et celle-ci commencerait par la conscience de chacun de son devoir d’aider à avancer ceux qui ont ne serait-ce qu’un brin de volonté pour accompagner le sauvetage et y participer activement et efficacement. De ce point de vue, on aurait attendu de M. Chebbi, vu sa longue carrière politique, même cahotante, des propositions concrètes, arguments techniques et mathématiques à l’appui, afin de contribuer, de par sa conscience citoyenne, à la reprise du développement, dans une paix sociale consentie pour un temps à la fois par les acteurs politiques et par les composantes de la société civile. C’est ce qui s’appelle résoudre la crise par « l’opinion publique », comme semble le préconiser ANC, et non par un appel à la dissolution du gouvernement, qui n’aurait pas moins d’incidences fâcheuses que des élections anticipées.

Qu’on se rappelle encore que ce gouvernement n’a que huit mois et qu’il lui resterait deux ans pour laisser voir ses réalisations et permettre de les juger objectivement. Malheureusement, la plupart de nos politiques sont dans le strict calcul de ce qu’ils peuvent tirer de toute initiative politique nouvelle, du genre à dire : « J’y suis ou j’y fous le grabuge ». Ce n’est pas avec un tel état d’esprit qu’on peut prétendre au « leadership » politique d’un pays.

Franchement, d’une lettre ouverte à l’autre (toutes deux rendues publiques le même 6 mai 2017), je trouve plus rationnelle et plus citoyenne la lettre du Pr Ben Ghachem : Lettre ouverte aux cracheurs de feu ….. J’y lis ceci de ce qui serait à méditer profondément : « Je m’adresse à tous ceux qui appellent au changement du gouvernement. Ce qui est frappant c’est que ces appels ne font aucune proposition concrète de rechange pour sortir le pays de la crise. En fait la plupart sont manipulés et derrière eux Il y a des lobbys et ils sont bien identifiés. Sans les citer, je me contenterai de dire qu’ils ne défendent pas les intérêts du pays, mais ne font que creuser et approfondir le régionalisme. »

A bon entendeur, salut !

Mansour M’henni